"La Hongrie est désormais une dictature"
"Désormais, la Hongrie est une dictature formelle." Professeur de droit européen à l’Université du Middlesex, Laurent Pech ne mâche pas ses mots pour expliquer les conséquences du texte adopté par le Parlement hongrois, qui donne au Premier ministre, Viktor Orban, le pouvoir de légiférer par ordonnances dans le cadre d’un état d’urgence à durée indéterminée.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/78864890-ba79-405f-8d57-4f32d2b014b6.png)
Publié le 31-03-2020 à 06h06 - Mis à jour le 31-03-2020 à 22h13
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/7CYTDFOLFZGOBH5RIGDEKHWLZ4.jpg)
"Désormais, la Hongrie est une dictature formelle." Professeur de droit européen à l’Université du Middlesex, Laurent Pech ne mâche pas ses mots pour expliquer les conséquences du texte adopté par le Parlement hongrois, qui donne au Premier ministre, Viktor Orban, le pouvoir de légiférer par ordonnances dans le cadre d’un état d’urgence à durée indéterminée. "Un régime dans lequel le pouvoir législatif est suspendu, dans lequel le pouvoir exécutif peut faire ce qu’il veut - changer les lois, les abroger sans contrôle législatif - et dans lequel le pouvoir judiciaire est neutralisé - sauf la Cour constitutionnelle qui est en fait capturée par le régime d’Orban depuis 2013 -, il ne reste plus aucun contre-pouvoir. L’exécutif est libre de toute contrainte. Si ça, ce n’est pas une dictature, je ne sais pas ce que c’est" , souligne ce spécialiste de l’état de droit dans l’UE.
La Hongrie est accusée de bafouer l’état de droit depuis des années. Cette ultime dérive était-elle prévisible ?
C’est l’aboutissement d’un long processus d’"autocratisation", de démantèlement de la démocratie et de l’état de droit qui a commencé en 2010, quand Viktor Orban a été réélu pour son second mandat. Entre 2010 et 2013, la Commission a intenté des recours en manquement contre la Hongrie devant la Cour de justice de l’UE (CJUE). Le Parlement européen a produit le rapport Tavarès, du nom de l’eurodéputé portugais qui en est l’auteur.
Mais à partir de 2014 plus personne n’a parlé de la Hongrie, alors que la situation n’a jamais cessé de se détériorer. En 2019, la Hongrie perd son statut de "pays libre" - qu’elle avait gagné en 1990 - pour être qualifiée de pays "partiellement libre", dans le rapport de Freedom House. Le mois dernier, une étude sur la notion de démocratie réalisée par V-Dem observe que la Hongrie est devenue le premier État non démocratique de l’UE. Avant l’adoption de cette loi exceptionnelle, la Hongrie avait donc cessé d’être une démocratie. Mais elle n’était pas encore une dictature. En science politique, on parle de régime autoritaire électoral : il y a encore des élections, qui ne sont plus libres, ni équitables, le Parlement continue de fonctionner, le pouvoir judiciaire aussi. Désormais, la Hongrie est passée au stade de régime autoritaire de facto.
Viktor Orban a pourtant une réputation de bon et subtil stratège, toujours doué pour faire suffisamment de concessions sur ses projets controversés sans les abandonner entièrement. Pourquoi est-il allé si loin cette fois ?
Telle est l’énigme. Plusieurs théories circulent pour expliquer ses raisons, alors qu’il disposait déjà de pouvoirs quasi absolus. La plus convaincante selon moi est qu’il sait que le système de santé hongrois va s’écrouler et entend donc faire porter le chapeau à l’opposition, qui a tenté de contrer ce projet de loi. Il s’en prend aussi aux médias afin que les nouvelles de patients maltraités ne soient pas couvertes. Sinon, une autre théorie est qu’il se sent intouchable depuis qu’il a été élu à son troisième mandat.
Comment se fait-il que l’UE ait laissé Viktor Orban en arriver là ?
La plupart des actions demandées par l’eurodéputé Rui Tavares, dans son rapport réalisé en 2013 déjà, n’ont pas été entreprises. Or ce qu’il a prévu en termes de dérive autoritaire du régime hongrois, s’est réalisé de manière progressive. La Commission s’est focalisée sur certaines mesures prises par Budapest, qui tombaient dans le champ de l’UE, mais jamais de manière globale sur l’évolution du régime. Or même quand Viktor Orban perdait devant la CJUE, il ne mettait pas toujours en œuvre le jugement. Et une fois qu’elle avait gagné, la Commission arrêtait de faire son travail.
Le Conseil européen (à savoir les États membres) n’a rien fait du tout, à part mettre en œuvre un dialogue annuel fictif sur l’état de droit qui ne sert à rien.
Le Parlement européen a été assez actif. Il a voté plusieurs résolutions, demandant à la Commission d’activer l’Article 7 du Traité sur l’UE (qui prévoit en théorie des sanctions sévères en cas de risque clair de violation grave par un État membre des valeurs européennes, NdlR), avant de le faire lui-même en 2018. Mais sa marge de manœuvre est limitée et il dépend du gardien des traités (à savoir la Commission) pour faire le travail. Tandis que la procédure - dont le Parlement a été exclu - de l’Article 7 est désormais sur la table du Conseil.
Même chose au niveau du Conseil de l’Europe (organisation paneuropéenne qui regroupe 47 pays et qui a pour objectif de favoriser les démocraties et le respect des droits de l’homme, NdlR). Il a tiré la sonnette d’alarme, mais il n’a rien fait quant à la non mise en oeuvre par la Hongrie des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme. Or un rapport montre que 75 % des jugements n’ont pas été respectés par la Hongrie, qui reste pourtant encore membre du Conseil de l’Europe.
Les institutions européennes n’ont pas fait leur travail, elles n’ont pas réalisé ou n’ont pas voulu réaliser la gravité de la situation. Il y a beaucoup de déni. Le Parti populaire européen (la plus grande famille du Parlement européen et dont le Fidesz de M. Orban est toujours membre, NdlR) est là un acteur clé. Car ce déni a aussi été facilité par la protection politique offerte à Viktor Orban depuis le début par le PPE, à cause de considérations de court terme et partisanes.
Que peut faire l’UE pour faire respecter ses valeurs en Hongrie ?
Ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est se cacher derrière le mot "dialogue", qui est surtout utilisé pour justifier un semblant d’action. Il faut des actions judiciaires, mais aussi politiques. Les recours devant la CJUE prennent du temps. Et entre-temps, la situation n’aura fait qu’empirer. Des sanctions diplomatiques, un processus bilatéral engagé par différentes capitales européennes sont aussi possibles. Tout le monde tape sur l’UE, mais il faudrait que chaque État membre prenne ses responsabilités. Enfin, le PPE devrait prendre acte de la violation par M. Orban de toutes ses lignes rouges. Assez d’excuses.
Il y a aussi l’arme budgétaire, notamment le projet de conditionner l’octroi de fonds européens au respect de l’état de droit. Qu’attend le Conseil pour l’adopter, alors qu’il pourrait le faire à la majorité qualifiée ? De toute manière, selon moi, la Commission aurait déjà les pouvoirs juridiques de suspendre, au cas par cas, les financements à l’égard d’un pays dont le système est complètement gangrené et corrompu. Le Conseil de l’Europe peut, lui, enclencher un processus d’exclusion de la Hongrie. Tout le monde est fort quand il s’agit de défendre de manière rhétorique les valeurs de l’UE et du Conseil de l’Europe, mais plus personne n’est là pour prendre des décisions difficiles. Il n’y a pas de solution unique. Mais il suffit de passer du stade rhétorique au stade de l’action.
Ce sera fait, cette fois ?
Je ne pense pas. De manière générale, la créativité du PPE pour justifier son inaction est sans précédent. Vu le contexte dans lequel on se trouve, alors que toutes les autorités nationales se préoccupent de manière légitime des questions de santé publique, il est fort possible qu’il ne se passe rien, si ce n’est quelques condamnations par-ci par-là. Tout le monde va trouver une excuse pour dire qu’il faut évaluer la situation, dialoguer, et d’ici trois semaines rien n’aura été fait. Et d’ici quelques jours cette information aura disparu des journaux.
Que faudra-t-il pour que l’Union agisse ?
Le plus efficace serait une mise en quarantaine politique de la Hongrie, c’est ce qui serait le moins perturbateur pour l’Union. Cependant beaucoup d’acteurs européens n’agissent que lorsque les coûts sont supérieurs aux bénéfices, mais surtout au moment où les coûts se matérialisent. Au lieu d’agir de manière préventive, on va attendre que la situation se détériore et que le système (européen) soit sur le point d’imploser pour agir. Il va revenir aux juridictions nationales de prendre en main la question et de commencer à refuser de reconnaître et mettre en œuvre toutes les décisions hongroises.
Ce qui revient à pousser l’UE au bord du précipice…
De fait. Mais l’UE n’agit que quand elle est dos au mur.