Jean Quatremer: "Les pays qui ont décidé d’un confinement total ont traité les citoyens comme des enfants incapables de se gérer"
Jean Quatremer: "Dans cette crise, on a sacrifié la prochaine génération, sans débat possible"
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- Publié le 09-05-2020 à 11h51
- Mis à jour le 19-06-2020 à 23h38
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Jean Quatremer n’est pas épidémiologiste et il ne s’en vante pas. Le correspondant de Libération à Bruxelles a des positions souvent tranchées, parfois provocatrices. On en pense ce qu'on veut. Dans cette crise du coronavirus, il fait partie de ceux qui ont osé le débat sur le confinement, sur les mesures, sur l’action des dirigeants. D’abord sur Twitter, puis sur son blog hébergé par le quotidien français. Une sortie qui lui a valu un déferlement de haine et même des menaces de morts. Pourtant, en démocratie, les choix des gouvernements peuvent être discutés, débattus, critiqués. Crise sanitaire ou non. Il est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
La mesure de confinement est-elle extrême ?
Le confinement, c’est en fait la quarantaine, une mesure moyenâgeuse inventée à Raguse (Dubrovnik), en 1383, et abandonnée au XXe siècle parce qu’elle était un symbole de barbarie et d’ignorance. Il est extraordinaire qu’elle ait fait son retour en plein XXIe siècle, à une époque où on considère que la science et la raison ont triomphé, et quel retour ! Le confinement a été imposé, à des degrés divers, à des pays entiers, et la moitié de l’humanité s’est retrouvée assignée à résidence. Une mesure extrême et brutale qu’on a du mal à comprendre, car la pandémie de coronavirus n’est absolument pas une nouvelle « peste noire ». Son taux de mortalité, même avant le confinement, reste, certes, supérieur à celui de la grippe, mais n’a strictement rien à voir avec celui du SRAS ou d’Ebola...
Qui est à l’origine de ce « revival » ? Pas une démocratie, mais un État totalitaire, la Chine. Or l’Europe et le reste du monde avaient d’autres modèles à leur disposition lorsque la pandémie les a touchés, en particulier celui de Taïwan, du Japon ou de la Corée du Sud. Mais, dans la panique, lorsque le nombre de morts a commencé à augmenter, c’est le modèle chinois qui s’est imposé comme une évidence, sans aucun débat démocratique. C’est l’Italie qui a ouvert le bal le 10 mars, provoquant ainsi un véritable effet domino en Europe, chacun ayant à cœur de démontrer qu’il protégeait sa population : l’Espagne, la France, la Belgique, l’Autriche ou encore l’Irlande ont suivi. Il n’y a en fait qu’en Belgique où il y a eu une tentative de débat sur cette mesure extrême, mais la N-VA a vite été renvoyée dans ses filets au nom de l’urgence sanitaire et de l’exemple français qui inspire toujours autant les politiques publiques locales…
Ne fallait-il pas agir vite pour stopper la pandémie ?
Cette panique face au coronavirus reste sidérante : tout s’est passé comme s’il s’agissait d’une maladie qui menaçait des dizaines de millions de vies, ce que même les prévisions les plus pessimistes, depuis remises en cause, n’ont jamais envisagé. On a vraiment l’impression que les gens ont pris brutalement conscience qu’ils étaient mortels, surtraitement médiatique aidant. Pourtant, comme le dit Woody Allen, on sait depuis que l’homme est homme, que "la vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible". Ainsi, chaque année, 600.000 personnes meurent en France. Et avec le vieillissement des boomers, nous allons connaître un pic important de mortalité dans les dix prochaines années. Et on ne meurt pas que de vieillesse : chaque année, dans l’Hexagone, 150.000 personnes sont victimes du cancer, sans que personne n’ait encore songé à interdire totalement tabac et alcool. De même, 68.000 personnes décèdent de maladies respiratoires, 3500 d’accidents de la route, sans compter la grippe saisonnière qui tue chaque année - alors qu’il existe un vaccin - entre 3000 et 15.000 personnes, parfois beaucoup plus comme en 1969 - 31.000 morts alors que la France ne comptait que 51 millions d’habitants - ou, encore avant, en 1959, avec 30.000 morts dans un pays de 45 millions d’habitants.
On ne connait pas vraiment le taux de mortalité du coronavirus.
C’est vrai, on ne le connait pas encore avec certitude, puisque l’on ne sait pas combien de personnes ont été infectées par le virus. Mais les scénarios noirs ne se sont pas réalisés même dans les pays qui n’ont pas ou peu confiné. Ce qui est certain depuis le début de cette pandémie, c’est qu’elle est essentiellement mortelle pour les organismes affaiblis, les personnes âgées de plus de 80 ans et les personnes souffrant d’autres maladies ou d’obésité. En dessous de 50 ans, son taux de mortalité est inférieur à celui de la grippe saisonnière. Pourtant, alors que les autorités connaissaient parfaitement ces chiffres, elles ont pris la décision de confiner toute la population, notamment les actifs qui ne risquaient pas grand-chose, ce qui est revenu à mettre à l’arrêt nos économies. Pourquoi n’avoir pas pris, au moins dans un premier temps, des mesures ciblées, par exemple en conseillant aux gens de plus de 70 ans de ne plus sortir et en mobilisant des moyens médicaux dans les maisons de retraite, les lieux les plus susceptibles de devenir de véritables mouroirs ? De même, on aurait pu isoler des régions ou des villes, puisqu’en France, par exemple, ni l’ouest ni le sud n’ont été touchés à la différence de l’Oise, de l’Île-de-France ou du Haut-Rhin. On ne l’a même pas tenté. La peur, la panique semblent avoir oblitéré la raison.
Résultat : nous avons collectivement provoqué la plus grave récession, hors temps de guerre, depuis au moins trois siècles. Or, qui va en souffrir ? Les moins de 60 ans. Cette catastrophe économique va causer des souffrances extrêmes et des morts par dizaine de milliers. Car on l’oublie trop souvent, le chômage tue, à cause des suicides, des cancers liés à l'alcoolisme et le tabagisme ou de maladies non détectées, faute de moyens. Ainsi, en France, on estime que 14.000 morts par an lui sont imputables. Le chômage de masse qui s’annonce va aussi affaiblir nos États et donc nos systèmes de santé publique, ce qui augure mal de la prévention des prochaines pandémies. Ce débat sur les conséquences économiques d’un confinement total, le rapport coût-bénéfice, n’a hélas pas eu lieu non plus et on va le payer cher.
En Italie, ils ont tenté un confinement limité, notamment dans le nord, mais cela a engendré une panique générale. Était-il vraiment possible d’agir autrement que par un confinement généralisé ?
On ne peut nier que le sens de la responsabilité individuelle varie fortement d’un pays à l’autre, notamment entre les pays de tradition protestante et catholique pour schématiser grossièrement. Ainsi, l’Allemagne a considéré que ses citoyens sont assez grands pour se protéger eux-mêmes et n’a donc pas adopté la voie française d’un confinement brutal et autoritaire, ce qui a permis à son économie de continuer à tourner à 80% contre 60% en France. La Suède, elle, a été jusqu’au bout de cette logique en refusant tout confinement autoritaire. En réalité, les pays qui ont décidé d’un confinement total ont traité les citoyens comme des enfants incapables de se gérer eux-mêmes. La Belgique est un cas particulier assez étonnant : alors que l’État central a été affaibli au fil des ans par le conflit communautaire, il a réagi tout aussi autoritairement qu’en France quand les autorités politiques ont pris conscience de la crise. Pire : le pays est passé du rien au tout en quelques jours, alors qu’il n’y avait même pas de campagne d’information gouvernementale sur les gestes barrières, à la différence de la France qui a tenté durant une quinzaine de jours de jouer sur le sens de la responsabilité individuelle.
On voyait les spots français en Belgique...
La différence d’ambiance entre Paris et Bruxelles, début mars, était proprement sidérante. En Belgique, c’était à peine si les gens savaient ce qu’était le coronavirus alors qu’en France le sujet était omniprésent : affiches dans les lieux publics, messages télévisés et radiophoniques, etc.
Lorsque vous parlez d’infantilisation de la population, était-il possible de faire autrement ? On parle souvent des pays nordiques ou de l’Allemagne, mais est-ce qu’on peut casser ces clichés ?
Si les Français sont infantilisés par leur État, ils en sont aussi responsables, car ils ont un rapport infantile à l’État. Ils attendent tout de lui mais ne supportent les ordres. Nos institutions ont aggravé ce travers : tous les cinq ans on élit un père Noël doté des pleins pouvoirs dont on attend tout et au bout de six mois on veut lui couper la tête. Le pouvoir ne fait rien pour arranger cette rupture : il se barricade dans ses palais et considère avec méfiance cette population. La formation de nos élites n’arrange évidemment rien : quand on n’a jamais connu le monde réel parce qu’on est passé de Louis-le-Grand, à l’ENA avant d’atterrir dans les grands corps de l’Etat sans jamais quitter Paris, cela ne vous prédispose pas à comprendre "l’esprit gilet jaune".
Cette méfiance de l’État à l’égard de ses citoyens s’est logiquement manifestée par les mesures de temps guerre adoptées pour imposer le confinement : la loi sur l’état d’urgence sanitaire du 23 mars a tout simplement suspendu la démocratie française et la quasi-totalité des libertés publiques, dont la liberté d’aller et de venir, de réunion, d’entreprendre, de travailler, d’avoir une vie familiale normale, de voir sa cause entendue par un tribunal et d’être assisté d’un avocat. Et ça a confié les pleins pouvoirs au gouvernement et à la police. C’est sans précédent, vraiment, depuis le régime de Vichy. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, pour justifier ce régime d’exception, le chef de l’Etat a parlé de "guerre" contre le coronavirus, alors que ce n’est pas le sujet, comme l’a justement rappelé le président de la République d’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier, dans un discours.
Il est sidérant que les citoyens aient consenti sans même se poser de questions à ces privations de libertés. Placer la survie au-dessus de tous nos principes est une régression sans précédent.
Emmanuel Macron a tout de même abandonné son langage guerrier, c'était de la communication.
Le résultat est là : à la différence de l’Allemagne et de la plupart des autres pays européens, la France a jugé impératif de suspendre son état de droit. D’ailleurs, le gouvernement vient d’obtenir la prolongation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’à fin juillet et rien ne dit qu’on en sortira avant longtemps. Ce discours guerrier et ces lois d’exception qui ont dramatisé la situation ont aussi permis de dissimuler l’impréparation complète de l’État français qui a gravement failli dans sa gestion de la pandémie. Je n’incrimine pas Emmanuel Macron, mais l’État profond, celui des bureaucrates, qui a montré son impotence. Alors que les signaux d’alerte ont tous viré au rouge en février, l’État les a ignorés au lieu de préparer les esprits, en lançant des avertissements, en se dotant des moyens matériels nécessaires pour faire face à la pandémie qui venait, en se concertant avec les partenaires économiques et sociaux et avec les autres capitales européennes. Nul besoin de suspendre les libertés publiques ou de confiner le pays entier pour cela : pourquoi ne pas avoir lancé la production de masques et de respirateurs, augmenté la capacité des hôpitaux, organisé en amont le transfert des malades si un hôpital venait à être en surcapacité, déployé des moyens dans les maisons de retraite, levé les obstacles réglementaires à la mobilisation des moyens, etc. On a l’une des bureaucraties les plus lourdes parmi les grandes démocraties, on ne peut pas dire qu’elle ait fait ses preuves dans cette crise. Sa surréaction n’est qu’une réaction de panique devant sa faillite.
Pour Emmanuel Macron, c’était peut-être aussi l’occasion d’accroître sa marge de manœuvre face à la crise ?
La question posée est plus profonde, elle interroge la capacité des démocraties à gérer des crises. Car nous sommes entrés dans un cycle inquiétant qui ébranle profondément le modèle démocratique : à chaque crise, l’Etat a comme premier réflexe de suspendre l’état de droit comme si la démocratie était en soi un obstacle à sa résolution. On l’a vu en France en novembre 2015 avec la proclamation par François Hollande de l’état d’urgence, état d’urgence qui a été transcrit en 2017 dans le droit commun, car une fois qu’on est entré dans cette logique des lois d’exception, il est difficile d’en sortir, les citoyens risquant d’accuser l’état de faiblesse en cas de nouvel attentat. En 2020, c’est une crise sanitaire qui motive une attaque sans précédent contre l’état de droit. Or des crises sanitaires on en connaîtra d’autres, ce qui motivera de garder la loi du 23 mars dans l’arsenal législatif. D’autres crises, notamment environnementales, surviendront, ce qui impliquera de nouvelles lois d’exception et de moins en moins de liberté. On est en train d'envoyer le message que la démocratie est faite pour fonctionner en temps de paix, en temps calme, mais dès que c'est la tempête, on la suspend. Si la démocratie n'est pas adaptée à la crise, ça veut dire que la démocratie n'est plus un régime adapté au XXIe siècle. Au fond, l’adoption du modèle chinois pour lutter contre la pandémie n’a peut-être fait qu’annoncer le triomphe de son modèle politique. Espérons que les citoyens se réveilleront.
Mais dans l'inconnu, sans connaître la dangerosité et la contagiosité réelle du virus, est-ce que la délibération démocratique n'est pas trop faible, trop lente ?
A quel niveau de risque suspend-on la démocratie ? Quel est le curseur ? Quel prix sommes-nous prêts à payer, en termes démocratique et économique, pour préserver la moindre vie ?
Que pensez-vous du tracing ?
Au nom du bien-être des individus, on est tenté d'imposer un suivi général des populations, ce qui remet en cause le droit à la vie privée et la liberté d’aller et de venir. Il faut bien comprendre le danger de ce traçage des individus : cela veut dire que l’on fournit à l’Etat le moyen de savoir à chaque instant ce que vous faites. Le modèle chinois n’est en aucun cas compatible avec la démocratie.
Mais c'est anonyme, disent-ils...
Dans un premier temps, il sera anonyme. Mais jusqu'où ira-t-on ? C'est un premier pas vers un traçage généralisé des populations. De même, on est en train de remettre en cause le secret médical, en France en tout cas, où le médecin devra transmettre à l'administration l'identité des personnes infectées par le Covid ainsi que de toutes les personnes du foyer et, si c’est possible, des personnes avec lesquelles elle a été en contact. Si on le lève le secret médical pour le coronavirus, cela ouvre la porte aux autres maladies. Et pourquoi ne pas transmettre votre dossier médical à votre banque, votre assurance, votre employeur ? Après tout, il s’agit aussi du bien-être collectif… La liberté a toujours des conséquences pour les individus et pour la société, sinon on est dans Le meilleur des mondes avec un Etat omniprésent qui vous guidera à chaque instant.
On va vous répondre que si on n'a rien à se reprocher, on s'en fiche d'être tracé.
Cela se saurait si les citoyens étaient aussi honnêtes et responsables qu'ils le disent. Bien sûr, personne ne cherche à frauder, personne ne fait travailler quelqu’un au noir, personne ne viole le code de la route, personne ne triche, personne n’insulte ou ne menace de mort sur les réseaux sociaux… Je sais que la majorité des citoyens n'est pas sensible à cette question des libertés publiques, car elle n’a même pas conscience d’en profiter à chaque instant de la vie. Le jour où les citoyens qui sont prêts à abdiquer leur liberté devront expliquer à un policier pour quelle raison ils se trouvent dans la rue, leur perception changera. Manifestement, quand on a peur, on arrête de réfléchir. Et quand on se remet à réfléchir, il est trop tard.
On ne tire pas les leçons de l'Histoire ? Car les crises se suivent mais sont légèrement différentes…
On dit que l'Histoire ne se répète pas, elle bégaie. La façon dont nous avons collectivement réagi à cette crise sanitaire rappelle d’autres périodes de notre histoire : des Etats incapables d’anticiper, une panique alimentée par les médias, de fausses informations ou des informations manipulées par des puissances étrangères, des pouvoirs publics dont le premier réflexe est de suspendre les libertés publiques et d’employer des remèdes inadaptés, des citoyens qui dévalisent les magasins et n’hésitent pas à dénoncer leur voisin comme à Bordeaux où 70% des appels à Police-secours sont des dénonciations, tout cela est pathétique.
Vous estimez que nos sociétés n'acceptent plus la mort ?
Encore une fois, je ne comprends pas pourquoi le coronavirus a créé une telle panique. Ce n'est pas la pandémie la plus mortelle à laquelle l’humanité a été confrontée, loin de là. Surtout, on côtoie la mort tous les jours et cela nous laisse parfaitement indifférents. Pire : lorsque l’Etat tente d’agir pour limiter la mortalité, une partie des citoyens s’insurge. Ainsi, la limitation de la vitesse à 80km/h sur les routes nationales françaises a suscité en partie le mouvement des gilets jaunes. De même, la France est l’un des pays qui se défie le plus des vaccins - combien de personnes se vaccinent contre la grippe qui tue jeunes ou vieux ? - et est même à l’origine de la réapparition de la rougeole.
Ils se jouent de l'argument sanitaire ?
Ce sont les mêmes qui ne respectent pas les mesures d'hygiène minimales ou qui vont travailler alors qu'ils sont malades qui aujourd’hui réclament des mesures liberticides et potentiellement destructrices pour nos économies.
Mais le coronavirus est particulièrement dangereux ?
Pour les personnes fragiles, oui. Pour les autres pas plus qu’une grippe selon tous les chiffres qui sont publiés. C’est une maladie très contagieuse, mais pas forcément très mortelle. Ainsi, une grande partie des marins du porte-avions Charles de Gaulle ont été contaminés, mais aucun n’est mort. Il s’agit, bien sûr, d’une population jeune... De même, l’Afrique, à qui l’on prédisait une catastrophe, n’a quasiment pas de morts pour l’instant. La jeunesse de ce continent explique sans doute beaucoup de choses.
Mais le système hospitalier était débordé, dans plusieurs pays, même avec les mesures de confinement. Et ils sont toujours sous pression.
Le confinement est fait pour "écraser la courbe", c’est-à-dire pour étaler dans le temps le nombre de malades afin d’éviter que les hôpitaux soient débordés. Mais le message reçu n’est pas celui-là. Beaucoup croient que le confinement va éradiquer la maladie. Or, ceux qui doivent l'attraper l'attraperont. Et ceux qui doivent en mourir en mourront.
Sauf si on limite la contagiosité…
Mais le virus sera toujours là. Il faut vivre avec. Il sera là jusqu'à ce qu'on découvre un vaccin et un traitement.
C'était clairement dit que c'était pour aplatir la courbe tout de même...
Oui, mais les gens ne l'ont pas entendu comme ça. Maintenant que va-t-il se passer ? On va déconfiner. Mais il y aura encore des centaines de morts pendant plusieurs mois, voire une seconde vague, on n’en sait rien. L’Etat va être mis en cause pour avoir déconfiné. Que faudra-t-il faire ? Reconfiner et casser définitivement nos démocraties et nos économies ? Ou alors apprendre à vivre avec le virus ?
Le rapport coût/bénéfice est trop faible alors ?
On a provoqué, dans la panique et sans réfléchir aux conséquences, la plus grave crise économique en temps de paix depuis plusieurs siècles. Il faut se rendre compte que la récession française sera comprise entre -8% et -12%. Des chiffres atteints pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le confinement aura un impact sur le mental des gens.
Et pas seulement. La crise dans laquelle on a décidé de se précipiter va avoir des conséquences majeures. Les jeunes qui viennent d'entrer sur le marché du travail vont perdre leur emploi, les gens peu formés ou les plus de 50 ans aussi. Les premiers plans de licenciements ont commencé. On a décidé de sacrifier les jeunes générations pour sauver des gens qui ont plus de 80 ans. Cela aurait au moins nécessité un débat. C'est ça qui me pose problème. J'ai 62 ans, je commence moi-même à faire partie des reliques du passé, et je préfère assurer un avenir heureux à mes enfants. C'est le sens du collectif. Si à chaque pandémie on se confine, on va retourner au Moyen Âge en termes de niveau de vie.
Vous pensez la même chose qu'André Comte-Sponville ?
Effectivement. Je préfère mourir dans une démocratie que vivre dans une dictature. Je préfère vivre dans un pays qui assure un avenir à ses enfants que dans un pays en ruine. Je sais que ce discours a du mal à passer, que l'opinion publique, complètement anesthésiée par les mesures de soutien à l'économie, ne veut pas entendre ce discours. Le réveil va être brutal. Quand les gens vont s'apercevoir des ravages du confinement, je peux vous assurer que le pouvoir politique va souffrir. Les citoyens vont changer de discours.
Que pensez-vous de la mise en avant des scientifiques sur le devant de la scène ? C'est un retour du scientisme ?
Il va falloir s'interroger sérieusement sur la responsabilité des scientifiques qui ont dit tout et son contraire. Sur les masques, sur le confinement, sur la dangerosité pour les enfants, etc. Avec le même aplomb, ce qui a rendu la prise de décision politique particulièrement complexe. Il faut quand même se rappeler ce que Maggie De Block avait tweeté, au début du mois de mars, à propos d'une pétition de scientifiques. Elle les avait qualifiés de "drama queens". Car la majorité du corps médical disait alors de rester calme. Et les mêmes, après, ont dit qu'on n'a pas été assez vite ni assez loin. La responsabilité des médecins est fabuleuse. Je plains nos gouvernants, ils doivent vivre un cauchemar.
Il y aura un impact sur la démocratie ?
La démocratie a reçu un coup d'une gravité exceptionnelle et elle aura beaucoup de difficultés à s’en remettre. On l’a vu avec l’état d’urgence en France ou avec le Patriot Act aux Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre. Il n'y a plus eu d'attentat aux Etats-Unis depuis 2001 et pourtant il est toujours en vigueur et a été même considérablement renforcé depuis... Lorsqu'un Etat s'empare de pouvoirs exceptionnels, il ne les lâche pas, sauf révolution.
Vous avez écrit, le 30 avril, un article sur votre blog intitulé « Confinement, le débat interdit ». Quels retours avez-vous eus ?
J’ai lancé le débat à la fin du mois de mars sur Twitter en m’interrogeant sur le rapport coût-bénéfice du confinement, quand j'ai compris que cette politique folle allait être prolongée. Admettons qu’elle ait été justifiée pendant 15 jours afin de causer un choc psychologique, mais ensuite, son coût économique devenait apocalyptique. Mes tweets ont suscité un déferlement de haine. On m’a dit qu'il fallait sauver toutes les vies, que je voulais préserver les dividendes des entreprises alors qu’il s’agissait de sauver le travail des gens, etc.. L'économie n’est pas quelque chose de détachée de la vie pourtant. J'ai même reçu des centaines de menaces de mort de gens qui m'expliquaient qu'il fallait que je meure ainsi que ma famille parce qu’eux jugeaient qu'il fallait sauver toutes les vies... Ils ne voyaient là aucune contradiction, bien sûr. J'ai même dû passer mon compte Twitter en privé pendant trois jours le temps que ces trolls se calment. Manifestement, ce débat était trop passionnel. Mais cela a un peu changé. Je n’étais pourtant pas le premier à m’inquiéter de ce qui se passait.
Il faut poser la question.
Dans ces moments de panique, il y a un esprit "Fana Mili", fanatique militaire. D'un seul coup il faut aller à la guerre et tous ceux qui sont contre sont des traîtres. La presse, en règle générale, fonctionne comme cela.
Elle est là aussi pour décortiquer et contrer ces arguments.
Oui, il ne faut pas supprimer la presse. Mais elle alimente aussi la panique, le fanatisme. Elle a souvent joué un rôle délétère alors qu’elle devrait poser les questions qui fâchent, toujours. Un journaliste qui ne déplaît pas est un courtisan.
Que faut-il faire, selon vous ?
Il aurait fallu poser les termes du débat afin que les citoyens puissent choisir. Soit on confine, et il y aura une récession terrible et vous-même et vos enfants serez au chômage. Soit on se contente de limiter la propagation de la pandémie, on prend des mesures ciblées en expliquant qu’il y aura des milliers de morts. Cette délibération démocratique n’a pas eu lieu.
Vous croyez qu'il y aura un "changement de système" après la crise ?
Je me méfie toujours de ceux qui le prédisent. Il faudrait bien sûr profiter de la crise pour réorienter notre système économique, le rendre plus durable. Mais si on y parvient, cela se fera par petites touches.
On va refaire les mêmes erreurs pour relancer l'économie ?
Oui. L'économie mondiale, ce n'est pas un hors-bord, c'est un porte-avions. D’autant qu’on ne sait exactement quoi faire. Par exemple, sur les relocalisations de certaines industries. Est-ce que produire en Europe du paracétamol a un sens ? Ne faudrait-pas plutôt diversifier nos sources d'approvisionnement ? N’a-t-on pas plutôt intérêt à développer les industries du futur, par exemple l'intelligence artificielle, les énergies nouvelles?
J’espère au moins que cette crise va nous permettre de comprendre qu'il faut se préparer dès maintenant au choc du changement climatique. Il faut réapprendre à anticiper, même si ça fait mal. Mais, d’expérience, on sait que la capacité d'oubli des peuples est étonnante : collectivement, nous avons la mémoire d'un poisson rouge. Vous verrez qu’avec la récession, les gens voudront avant tout de l’emploi, quel qu’en soit le prix pour l’environnement. On en reparle dans un an.