Après quatre jours et quatre nuits, le sommet européen accouche d'un accord sur le plan de relance et le budget européen 2021-2027
"Nous l'avons fait, l'Europe est solide et surtout elle est rassemblée."
Publié le 21-07-2020 à 07h44 - Mis à jour le 26-03-2021 à 19h22
L'aube dévoilait le 21 juillet quand des applaudissements ont retenti, peu avant 5h30 du matin, dans la grande salle du bâtiment Europa où étaient réunis les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne. Le président du Conseil européen Charles Michel venait d'annoncer que les conclusions du sommet étaient adoptées et que, par conséquent, les leaders des Vingt-sept avaient trouvé un compromis, approuvé à l’unanimité, sur le cadre budgétaire européen 2021-2027 et sur le plan de relance de l’économie européenne.
"Nous l'avons fait, l'Europe est solide et surtout elle est rassemblée", s'est réjoui le président du Conseil européen, vantant un "bon accord et un accord solide", lors de la conférence de presse qui a suivi le sommet. "Je crois que cet accord sera vu comme un moment crucial de l'histoire de l'Union européenne", a-t-il insisté.
Cet accord portant sur un paquet de 1824,3 milliards d’euros est l’enfant de négociations âpres, acharnées et interminables; d’une succession de conciliabules, de consultations, de réunions bilatérales, trilatérales, multilatérales et de sessions plénières tumultueuses; de passage de pommade et de travail au corps. Il a fallu quatre jours et quatre nuits et 89 heures de travail à Charles Michel pour l’accoucher. Cette issue doit beaucoup à la ténacité du Belge, qui n’a jamais lâché l’affaire, même quand la cause semblait perdue, et autant au soutien et à l’engagement sans faille de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Emmanuel Macron. "Je suis soulagée...", a admis la première lors de la conférence de presse qu'elle a donnée avec le second, au terme du sommet. "C'est un signal important aussi au-delà de l'Europe (du fait) que cette structure si particulière, cette Union... de vingt-sept Etats membres avec des contextes très différents peut administrer la preuve de sa capacité de négociation".

La négociation était d’une infinie complexité, car en plus d’arrêter les contours du budget septennal de l’Union - le grand marchandage européen par excellence - les Vingt-sept devaient également valider la mise en œuvre d’un plan de relance historique. De 2021 à 2026, la Commission empruntera 750 milliards d’euros sur les marchés au nom de l’Union, avec la garantie du budget européen. Le plan de relance sera ensuite déployé dans tous les Etats membres, surtout dans les plus fragiles économiquement, sous forme de subventions, pour 390 milliards d’euros et de prêts pour 360 milliards d’euros.

L’ossature de l’édifice budgétaire et financier dessiné par la Commission a bougé, mais elle est restée debout. Elle a pourtant subi les incessants coups de butoir des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark et de la Suède. Le club des “frugaux” (également dits “les radins”), auquel la Finlande a apporté son concours, s’est acharné pendant quatre jours à réduire autant que possible l’envergure du plan de relance de 750 milliards d’euros.
Faisant preuve d’une sèche intransigeance, ces pays ont monnayé au prix cher leur ralliement à l’accord.
Pour préserver les chances d’aboutir à un compromis, et ne pas s’aliéner les Premiers ministres hongrois Viktor Orban et polonais Mateusz Morawiecki, les leaders européens ont également trouvé une formule qui entretien une ambiguïté constructive sur la force contraignante du lien entre le respect de droit et le versement des fonds européens.
L'atmosphère des débats, parfois acrimonieuse, et la difficulté à définir l'intérêt commun que l'Union européenne traîne encore derrière elle deux problèmes non résolus lors de la décennie précédente : un désaccord Nord/Sud sur la gouvernance économique et un contentieux Ouest/Est sur l'état de droit.
Il était écrit que l’atterrissage ne pourrait pas se faire sans un peu de casse.
Passage en revue d’un accord hors norme, approuvé à l’issue d’un sommet hors norme.
L'ossature du plan de relance a bougé sous les coups de boutoir des frugaux
Le montant global du plan de relance reste le même que celui qu’avait proposé la Commission européenne. On ne touche pas au totémique 750 milliards d’euros qui seront empruntés sur les marchés au nom de l’Union pour ensuite être redistribués dans le Etats membres, en priorité dans les plus touchés économiquement par la pandémie de Covid-19, sous forme de subventions et de prêts.
La proposition initiale de la Commission, maintenue dans la première boîte de négociations présentée par Charles Michel à une semaine du sommet était que la part du plan déployée sous forme de subventions - afin de ne pas alourdir davantage la dette publique des pays bénéficiaires - soit de 500 milliards d’euros, et celle des prêts de 250 milliards. Opposés au principe même de subventions, le ministre-président néerlandais Mark Rutte, le chancelier autrichien Sebastian Kurz, les Premières ministres danoise et finlandaise Mette Frederiksen et Sanna Marin et le Premier ministre suédois Löfven ont bataillé dès la première minute du sommet pour en réduire le volume autant que possible (pas de subventions du tout étant leur position commune de départ).
Au fil du week-end, les 500 milliards sont devenus 450, puis 400. La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron ont longuement refusé de descendre sous ce dernier seuil, alors que les Frugaux avaient fixé leur dernier prix à 350 milliards. Lundi à l’aube, après une nuit de consultations, le président Michel a proposé une solution de compromis à 390 milliards d’euros de subventions et 360 milliards de prêts. C’est celle qui a été approuvée. "Deux mois après que la proposition de créer ce fonds a été faite, il est établi. Cela doit être un record absolu dans l'histoire de l'Europe en ce qui concerne la création d'un instrument budgétaire", s'est réjouie la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Dans une autre salle, le président français Emmanuel Macron, parrain "politique" du fond de relance avec Angela Merkel, lui a répondu en écho : "Je voudrais bien que l'on mesure la distance parcourue en deux mois. En deux mois, nous sommes parvenus à trouver un compromis."
L’accord protège des coupes la Facilité de relance et de résilience (RRF). Ce fonds est destiné à apporter un soutien financier, pour les investissements et les réformes, à tous les Etats membres, mais son action sera concentrée sur les plus affectés par les conséquences économiques de la pandémie, dont l’Italie et l’Espagne. Le montant de la RRF passe de 560 à 672,5 milliards, le volume des subventions qu’elle accordera de 310 à 312,5 milliards.
Mais pour préserver ce fonds, cœur du plan de relance, il a fallu tailler à la tronçonneuse dans les autres parties du plan, ce qu'Ursula von der Leyen, a qualifié de "regrettable" lors de la conférence de presse finale. L’instrument Solvency et ses 26 milliards, destinés aux entreprises en difficultés, passent à la trappe, de même que le Programme santé, qui passe de 9,4 milliards (dans la proposition de la Commission) à rien du tout (subsiste 1,7 milliard dans le budget 2021-2027). Disparus aussi les 15,5 milliards de l'instrument dédié à la politique de voisinage et de coopération internationale, qu'avait glissé dans le plan de relance la Commission "géopolitique" d'Ursula von der Leyen.
Déjà amputé dans le cadre budgétaire proprement dit, le programme de recherche Horizon 2020 perd 8 des 13,5 milliards qui lui étaient attribués via le plan de relance. Autres victimes : InvestEU (moins 25 milliards) mais aussi le Fonds de transition juste. L’enveloppe de l’outil proposé pour aider les pays les plus dépendants des énergies fossiles à verdir leur économie passe de 30 à 10 milliards.
Les frugaux (et l'Allemagne) conservent le rabais de leur contribution au budget européen
Lors du sommet de février déjà, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède avaient été les plus farouches défenseurs d’une réduction du volume global du cadre financier pluriannuel 2021-2027. A l’époque, ils avaient repoussé la proposition de Charles Michel de fixer le CFP à 1094 milliards d’euros.
Charles Michel a tenu compte de cet historique. Pour ne pas perdre les frugaux d’entrée de jeu, il a proposé un cadre budgétaire de 1074,3 milliards d’euros pour les sept prochaines années, là où la Commission préconisait 1100 milliards.
Les pays “radins” font même coup double. L’Autriche, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède ont obtenu le rabais de la contribution au budget européen dont chacun bénéficiait, comme l’Allemagne, dans le cadre 2014-2020. Mieux même, pour eux, cette ristourne est augmentée - la Commission avait pourtant suggéré de mettre fin à ces corrections budgétaires, liée au rabais britannique, proposition à laquelle de nombreux autres Etats membres sont favorables.
Le rabais du Danemark est fixé à 377 millions d’euros par an, celui de l’Autriche à 565 millions, celui de la Suède à 1,09 milliard, les Pays-Bas économiseront 1,91 milliard et l’Allemagne 3,67 milliards. Soit une “perte” de 53 milliards d’euros pour le budget européen sur la durée du cycle de sept ans.
Grande satisfaction belge sur les droits de douane
Une autre proposition de la boîte de négociation est très favorable aux Pays-Bas, à l’Allemagne et… à la Belgique. Charles Michel propose que ces pays conservent 25% des droits de douane qu’ils collectent au nom de l’Union. Ce pourcentage était de 20% pour 2014-2020 et la Commission avait proposé de le ramener à 10%. La première boîte de négociation de Charles Michel fixait ce pourcentage à 15%.
Côté belge, on ne cache pas sa satisfaction, d’autant que cette mission de collecter les droits de douane dans les ports d’Anvers et de Zeebruges pourrait s’intensifier en 2021 dans le cadre du Brexit si l'Union et le Royaume-Uni échouent à définir une relation commerciale "zéro quota, zéro tarif" d'ici l'automne.
La Belgique se réjouit par ailleurs de voir son enveloppe pour les fonds de cohésion gonfler de 200 millions d'euros, pour être portée à 2,39 milliards sur sept ans. Le coût de la contribution belge au budget européen atteindra 1,16 milliard par an, avec une contribution RNB qui augmentera d'un milliard. Côté belge, cela dit, on préfère mettre l'accent sur ce que l'Europe rapporte. Les retours pour les programmes principaux sont estimés à 18,3 milliards d'euros.
Enfin, la Belgique se réjouit que l'accord prévoie une réserve de 5 milliards d'euros pour les pays pour lesquels le Brexit aura l'impact économique le plus néfaste.
Mark Rutte obtient une surveillance renforcée sur le déboursement des fonds
C’est un grand classique du marchandage : exiger ce qu’on sait qu’on n’obtiendra pas pour obtenir ce qu’on espère. C’est ce qu’a fait Mark Rutte pour que soit renforcé le rôle des Etats membres dans la surveillance du déboursement des fonds de la Facilité de relance et de résilience. Le ministre-président réclamait que les Etats membres se prononcent à l’unanimité sur les recommandations de la Commission de débourser ses fonds, après analyse des plans de relance soumis par les Etats.
“Ça ne va pas être possible du point de vue légal”, ont répondu en choeur les juristes de la Commission et du Conseil. Les dirigeants des pays du Sud, l’Italien Giuseppe Conte en tête, ont dit tout le mal qu’ils pensaient de cette idée, qui rappelle la surveillance étroite de la mise en oeuvre des plans d’austérité et des programmes de réformes pendant la crise de la zone euro. Mark Rutte n’en démordait pas et son instance a provoqué la fin abrupte de la première soirée de négociations vendredi.
Pour déminer la situation, Charles Michel propose la solution suivante : la Commission évaluera la cohérence des plans de relance nationaux avec les objectifs européens, de transition climatique et numérique, notamment. Ces plans devront ensuite être approuvés à la majorité qualifiée (au moins 55% des Etats membres représentant au moins 65% de la population de l’Union). Quand on en viendra au déboursement des fonds, si un seul Etat membre doute de l’application des réformes annoncées par un pays bénéficiaire des fonds, il pourra actionner un “super frein d’urgence” et demander que la question soit traitée au niveau du Conseil européen. Dans l’attente d’une décision de celui-ci, le versement des fonds serait suspendu.
Ambiguïté constructive sur le lien entre fonds européens et respect de l’état de droit
L'accord établit-il, oui ou non, un lien clair et spécifique entre le versement de fonds européens et l'Etat de droit ? La réponse à cette question dépend de la personne à qui on la pose. Les Premiers ministre hongrois Viktor Orban et Polonais Mateusz Morawiecki qui refusaient affirment que non et crient victoire. La Hongrie comme la Pologne sont de grands bénéficiaires du budget européens, mais sont également visés par la procédure de l'article 7 du traité, actionnée quand est constaté un risque d'atteintes graves et répétées contre l'état de droit et les valeurs de l'Union dans un Etat membre. Selon eux, il ne reste plus rien de la proposition de la Commission de créer une procédure permettant de suspendre, réduire, ou restreindre l’accès au fonds européens dans des pays où seraient constatés des défaillances généralisées de l’état de droit. "Toutes les tentatives de lier l'État de droit au budget ont été stoppées", s'est félicité le Hongrois. "Il suffit de comparer la version de départ [de l'accord] à celle qui est définitive", a enchéri M. Morawiecki.
Deux salles, deux ambiances. "C'est la première fois dans l'histoire de l'Europe que le budget est lié (...) au respect de l'Etat de droit", a de son côté insisté le président du Conseil européen, Charles Michel. "Un engagement très clair a été pris pour protéger les intérêts financiers de l'UE et contrôler plus strictement les fonds européens", a défendu Ursula von der Leyen.
Les faits : L’article de la proposition relatif à un instrument spécifique sur l’état de droit a disparu pour laisser place à un texte stipulant que “les intérêts financiers de l’Union doivent être protégés en accord avec les principes généraux contenus dans les traités”, dont ceux énoncés dans l’article 2, relatif aux valeurs européennes. Le Conseil européen rappelle par ailleurs l’importance du respect de l’état de droit - le contraire eût été étonnant.
"Compte tenu de ce qui précède, un régime de conditionnalité visant à protéger le budget et (le fonds de relance) sera introduit", précise le texte. Qui indique que la Commission européenne devra proposer "des mesures en cas de manquement, qui seront adoptées par le Conseil statuant à la majorité qualifiée". Le Conseil européen, lit-on encore dans le document, "reviendra rapidement sur la question". Ou comment l'usage du futur de l'indicatif permet de conclure un accord dans l'immédiat.
Le deal a été ficelé par Charles Michel et Angela Merkel, qui ont pris à part les pays tenant les positions les plus éloignées : les pays du groupe de Visegard - Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie - d’un côté ; les frugaux de l’autre, avec l’Allemagne, la France et le Premier ministre letton Krisjanis Karins en médiateurs. C’est ce dernier qui, lors de la plénière de lundi soir, a annoncé la solution retenue à l’ensemble des Vingt-sept qui l’ont approuvée par acclamation. Et pour cause : tout le monde peut estimer, ou du moins prétendre, qu'il a eu gain de cause.
De nouvelles ressources propres pour le budget européen
Les contributions des Etats membres basées sur le revenu national brut représentent un peu plus de 70% des “ressources propres” du sujet européen. C’est une réalité qui empoisonne les négociations budgétaires entre Etats membres - notamment les “contributeurs nets” et les “bénéficiaires nets” - mais aussi entre le Conseil et le Parlement européen, l’autre autorité budgétaire de l’Union.
Malgré les appels pressants de ce dernier et les propositions de la Commission de doter le budget de nouvelles ressources propres, pour réduire le poids des contributions nationales, les Etats membres n’ont cependant jamais montré beaucoup d’empressement à changer cette situation.
La création du fonds de relance change la donne. Les 750 milliards proviendront d’emprunts effectués par la Commission au nom de l’Union et devront donc être remboursés par le budget européen, de 2026 à 2058. A situation inchangée, il faudrait donc soit augmenter la contribution des Etats membres, soit aller chercher l’argent des remboursements et des intérêts dans les fonds et programmes européens.
En proposant de fixer la date des premiers remboursement dans le cadre budgétaire 2021-2027, Charles Michel met la pression sur les Vingt-sept pour qu’ils se penchent avec sérieux sur l’opportunité de créer de nouvelles ressources budgétaires.
Un accord a déjà été trouvé sur une taxe sur les déchets plastiques non-recyclés (0,80 euro le kilo, ma bonne dame), mais par nature, elle est vouée à disparaître. Aussi les leaders européens prient-ils la Commission de faire des propositions, dès 2021, sur une taxe d’ajustement carbone aux frontières (qui serait raccord avec les objectif du pacte vert) et sur un prélèvement sur les activités des géants du numérique.
L'histoire n'est pas terminée : le Parlement européen entre au jeu
L’accord conclu, dans la douleur, par les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-sept n’est pas la fin de l’histoire. Il sera à présent soumis, pour approbation, au Parlement européen. En 2013, celui-ci avait tempêté contre un accord qu’il jugeait insatisfaisant, avant de l’approuver contre des promesses ou des concessions mineures.
A priori, il est difficile d’imaginer que le Parlement rejette un accord obtenu si difficilement, même si plusieurs points le mécontenteront. Toutefois, plus hétéroclite politiquement, l’hémicycle pourrait se révéler moins docile qu’il ne l’était quand les deux grandes familles européennes, les conservateurs du PPE et les socialistes, disposaient ensemble d’une confortable majorité.