"La Biélorussie est en train de se réveiller": Svetlana Tikkanovskaïa pour détrôner l’indéboulonnable Loukachenko ?
Présidentielle ce dimanche au pays de l’indéboulonnable Loukachenko. Une candidate inattendue ébranle le pouvoir de ce misogyne. Si le verdict ne fait guère de doute, ce scrutin montre que quelque chose est en train de changer dans ce pays.
- Publié le 09-08-2020 à 09h45
- Mis à jour le 10-08-2020 à 19h25
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Les rues de Minsk ont pris des airs de fête de la musique. À la veille de la présidentielle du 9 août, les concerts gratuits se sont soudainement multipliés dans la capitale biélorusse, à l’initiative de la mairie. De la musique traditionnelle pour célébrer les cheminots, des stars russes dépêchées à la dernière minute et même Tyga, un rappeur américain aux dizaines de millions de vues sur Youtube - qui, devant le tollé international, a fini par renoncer à se produire pour le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko, qui brigue un sixième mandat. Et là où aurait dû se tenir un rassemblement d’une ampleur historique pour l’opposition, jeudi soir à Minsk, des enfants apprenaient à monter une kalachnikov. Cette agitation culturelle est, pour les autorités, le meilleur moyen de couper l’herbe sous le pied de Svetlana Tikhanovskaïa, en la privant de lieux où tenir ses meetings.
Cette femme au foyer, extrêmement populaire, est la première candidate à menacer aussi directement le président Alexandre Loukachenko, indéboulonnable depuis 1994. Pourtant, c’est une novice en politique, sa carrière n’a commencé qu’il y a quelques semaines, après l’arrestation de son mari, Sergueï Tikhanovski, un blogueur très populaire, qui s’était présenté à la présidentielle. Après avoir mis à l’abri ses enfants à l’étranger avec leur grand-mère, elle s’est lancée à son tour. Elle raconte : "C’est mon cœur qui m’y a poussée. Ce n’est pas du tout une décision courageuse, je n’avais pas peur. D’ailleurs, j’étais persuadée que ma candidature serait aussi rejetée. Le courage a dû venir ensuite."
Devenue le visage de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, qui avoue qu’elle se "réveille tous les matins la peur au ventre", n’envisage pourtant pas de prendre le pouvoir. La candidate assure qu’elle préférerait "rester à la maison à faire griller des côtelettes plutôt que de faire campagne". Elle est nostalgique de sa "vie très agréable, aux côtés de mon mari et de mes enfants. Je n’ai jamais, mais alors jamais, eu d’ambitions politiques !" Elle souhaite seulement assurer les affaires courantes et organiser des élections libres et démocratiques dans six mois. "Après, jure-t-elle, je rentre chez moi !"
La mauvaise lecture de Loukachenko
Étrangement, alors qu’Alexandre Loukachenko a fait mettre en prison ou poussé à l’exil ses adversaires les plus menaçants, il a laissé le champ libre à Svetlana Tikhanovskaïa et à ses deux coéquipières, Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo. "La grande erreur de Loukachenko, connu pour être très misogyne, c’est d’avoir sous-estimé les candidates, de s’être dit ‘ce ne sont que des femmes au foyer, elles ne peuvent rien faire’", estime Vadim Mojeiko, du Centre biélorusse d’études stratégiques (Biss). Ce qui n’améliore pas son image "de président obsolète, qui n’a pas su suivre l’évolution de son peuple, et qui est allergique à tout ce qui est moderne."
Au quartier général de l’opposition unie, dans le centre de Minsk, ce "triumvirat féminin" est représenté façon Marvel : trois "wonder women", capes et costumes blancs et rouges, couleurs du drapeau de la Biélorussie indépendante, muscles saillants et poses déterminées. Une image assez proche de ce que ressentent ceux qui la soutiennent : ce sont des héroïnes venues mettre fin au règne du méchant, incarné par Alexandre Loukachenko. C’est à cela, et à l’indépendance par rapport à la Russie, que se résume son programme. La candidate n’aborde pas les sujets qui pourraient diviser : "Elle ne tient pas de discours féministes, dit qu’elle est une ‘bonne épouse’, une ‘bonne mère’, souligne Katsiaryna Shmatsina, analyste du Biss. C’est ce qui lui permet de rassembler autant, le public y répond très positivement."
De nombreux Biélorusses n’en demandent pas davantage, alors que le président a ignoré la pandémie et moqué les victimes du Covid. Pour Pauline, l’essentiel, c’est un changement à la tête de l’État : "Je ne suis pas politiquement engagée, mais je la soutiens ! Le président ne nous entend pas, ne nous écoute pas. Avec Svetlana Tikhanovskaïa, quelque chose d’important se prépare, j’espère que ça finira bien…" Nikita, 30 ans, travaillait au musée national de Minsk, jusqu’à ce qu’il publie sur Facebook un poème critique à l’égard de Loukachenko : "Mon supérieur m’a demandé de l’effacer, mais j’ai refusé ! Il m’a rappelé que je n’avais pas le droit de critiquer le président… Je suis content du changement qui se produit, même si le processus va être très long. Mais la biologie est de notre côté, je suis beaucoup plus jeune que mon président !"
L’épouvantail
C’est le rejet de Loukachenko, qui s’accroche au pouvoir et menace son peuple d’être sur le point de provoquer un "Maïdan", c’est-à-dire une situation similaire à la guerre en Ukraine, qui unit les Biélorusses, alors que les trois candidates ont des opinions très divergentes, de la très conservatrice Svetlana Tikhanovskaïa à la très libérale et féministe Maria Kolesnikova. "Il y en a marre de ce président, nous voulons un pays libre", s’exclame Veronika Tsepkalo, cadre chez Microsoft, dont le mari, longtemps proche du président, et pro-russe, s’est porté candidat, avant d’être contraint à l’exil. Pour faire campagne, le couple a vendu sa grande villa. Veronika Tsepkalo est écœurée par "les sales méthodes des autorités, les pressions et les attaques personnelles dans les médias", concernant notamment ses enfants. Elle a remplacé son mari au pied levé et demande "aux dirigeants de l’Union européenne d’arrêter de verser des subventions à la Biélorussie, alors que l’argent finit dans les poches de Loukachenko, qui a 17 résidences et voyage en jet privé !"
Une campagne inédite
Face à l’offensive des autorités, les candidates ont vite contre-attaqué, en s’incrustant, jeudi soir, square de Kiev, à l’une de ces manifestations officielles. Alors qu’elles n’ont pas prononcé un seul mot, elles ont été largement acclamées par des milliers de personnes, s’appropriant complètement le concert. Jusque tard le soir, des automobilistes klaxonnaient dans les rues de la capitale. Une haie d’honneur, formée spontanément, a accompagné l’arrivée, à pied, de Maria Kolesnikova. Facilement reconnaissable avec ses cheveux blonds très courts, elle est la plus expérimentée et la plus libérale du trio. Elle s’est engagée auprès du banquier Viktor Babaryka et de son fils Edouard, arrêtés au mois de juin. "Que je le remplace était l’un des scénarios envisagés, explique Maria Kolesnikova. Notre équipe n’a pas de leader, nous sommes tous au même niveau. Ce type de gestion est inédit en Biélorussie, je pense. C’est justement notre savoir acquis dans le monde des affaires qui nous permet de mener une campagne efficace, flexible, et de réagir très vite aux événements."
L’inquiétude se ressent au quartier général, ou certains bénévoles craignent de finir en prison. Jeudi, l’une des proches collaboratrice de Svetlana Tikhanovskaïa s’est fait arrêter, mais elle a été vite relâchée. Un observateur indépendant, qui surveillait le déroulement du scrutin anticipé pour le compte d’une ONG, est toujours emprisonné. Au total, depuis le début de la campagne électorale en mai, plus de 1 300 arrestations ont été comptabilisées par Viasna, une association des droits de l’homme.
Les observateurs indépendants et de l’OSCE se sont vu refuser l’accès aux urnes. Pour contourner cette interdiction, certains ont essayé de faire le travail en regardant par la fenêtre des bureaux de vote. L’un deux a fait preuve de beaucoup de créativité : il a apporté avec lui un tabouret et des jumelles et s’est installé devant le bureau pour voir au mieux ce qui s’y passe. La photo a été très partagée sur les réseaux sociaux. Leur rôle est pourtant crucial, alors que le vote anticipé est propice au bourrage des urnes. En trois jours, plusieurs milliers de fraudes ont été recensées. Mais si, comme l’on peut s’y attendre dans ces conditions, Svetlana Tikhanovskaïa ne parvient pas à battre Loukachenko, l’opposition espère avoir durablement changé les mentalités.
Pour Paulina, le résultat, quel qu’il soit, ne changera rien au fait que "la Biélorussie est en train de se réveiller".