Didier Reynders : "Le débat sur l’état de droit sera permanent"
La Commission présentera le 5 octobre prochain le premier rapport annuel sur l’état de droit dans les Vingt-sept. Didier Reynders, commissaire à la Justice, a piloté cet exercice. L’outil doit contribuer à assurer le respect des valeurs de l’UE, en son sein.
Publié le 25-09-2020 à 21h25 - Mis à jour le 29-09-2020 à 22h38
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/LOTMIKU4PVCZDADYSADMREVYZQ.jpg)
Lorsque le premier rapport annuel sur l’état de droit sera dévoilé par la Commission européenne, normalement le 5 octobre prochain, Didier Reynders verra se concrétiser un projet qu’il porte depuis quatre ans. Il était ministre belge des Affaires européennes lorsqu’il présenta, en 2016, l’idée d’analyser les différents systèmes judiciaires, leurs forces et leurs failles, dans toute l’Union européenne, et surtout de confronter les Vingt-sept à ce bilan. "On me disait : ‘On ne parle pas de ça à table. Ce n’est pas un sujet pour le Conseil de l’UE’", se souvient-il.
Devenu commissaire européen à la Justice fin 2019, le libéral a piloté la mise en œuvre de ce rapport, qu’il envisage "comme un outil de plus" dans l’arsenal de l’UE pour défendre les valeurs européennes et l’état de droit. Selon le Belge, qui a accordé pour l’occasion un entretien exclusif à La Libre Belgique, cela s’inscrit dans la logique de "l’accélération du processus européen sur le volet état de droit. Cela prouve qu’il y a une préoccupation forte. Nous sommes conscients qu’il y a une crise en la matière à certains endroits dans l’UE". C’est particulièrement le cas en Hongrie et en Pologne.
En Pologne, la "loi muselière", qui punit les magistrats mettant en question les réformes controversées du système judiciaire, existe toujours. Que fait la Commission ?
On a pu agir sur les conséquences concrètes et dramatiques de cette loi, pour faire suspendre les procédures visant les juges, des personnes en particulier, via la Cour de justice de l’UE (CJUE). On a introduit devant la Cour une demande de mesure provisoire (pour suspendre les activités de la chambre disciplinaire de la Cour suprême, NdlR). Après la décision de la CJUE (qui est allée dans le sens de la Commission, NdlR) en avril, les procédures visant des juges ont été suspendues. Nous vérifions toujours qu’elles restent bien suspendues. Le cas échéant, on retournera devant la CJUE, cette fois pour des sanctions, en ce compris financières. Faire annuler une loi prend plus de temps. Cela dit, nous avons écrit aux autorités polonaises. Nous n’avons pas reçu une réponse satisfaisante. Je me tiens prêt à introduire le dossier devant la Cour. La situation ne s’est pas améliorée en Pologne - ni en Hongrie d’ailleurs.

Le rapport annuel sur l’état de droit n’enlève rien à la volonté de la Commission d’introduire des procédures d’infraction. Il n’empêche en rien la poursuite du débat dans le cadre des procédures de l’article 7 (du traité de l’UE, prévu en cas de risque clair de violation grave des valeurs européennes dans un État membre, NdlR), lancées par la Commission contre la Pologne et par le Parlement européen contre la Hongrie.
En Hongrie justement, la fin de l’indépendance du média Index a rappelé à quel point le paysage médiatique dans ce pays est au bord de l’asphyxie…
Le pluralisme des médias est un des chapitres du rapport annuel sur l’état de droit, qui en contient trois autres : l’indépendance, l’effectivité des systèmes judiciaires ; la lutte contre la corruption ; l’équilibre des pouvoirs. Encore faudra-t-il voir quels éléments de droit européen permettent d’agir. Les outils sont relativement limités en ce qui concerne les médias…
En quoi consiste plus précisément ce rapport sur l’état de droit ?
Avoir vingt-sept fois l’analyse sur ces quatre chapitres - il y aura peut-être d’autres thèmes supplémentaires l’année suivante -, c’est une mine de renseignements. C’est le résultat d’une assez bonne coopération - ça m’a surpris - de tous les États membres, à qui j’ai demandé de désigner chacun une personne de contact. Une première réunion a permis, en février, de décrire la méthodologie et la manière de définir les standards : ce qu’est l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, le pluralisme des médias… Cela renvoie à l’article 2 du Traité de l’UE (sur les valeurs de l’Union, NdlR), mais aussi à la jurisprudence de la CJUE, de la Cour européenne des droits de l’homme, (les avis) du Conseil de l’Europe… Ensuite, il s’agit de décrire la situation : les évolutions positives et les déficiences. On a consulté les États membres, mais aussi d’autres parties prenantes : le Conseil de l’Europe, l’Agence européenne des droits fondamentaux, la Commission de Venise, les ONG, les associations des magistrats tant au niveau européen qu’au niveau national. On a reçu 200 contributions. Faute de pouvoir voyager du fait de la crise sanitaire, on a organisé 300 vidéoconférences, avec les politiques, les autorités, la société civile. Il y aura donc à boire et à manger dans ce rapport.

Qu’en ressort-il de manière générale ?
Dans tous les États membres, il y a des évolutions positives - la Hongrie par exemple investit beaucoup dans la digitalisation - tout comme des problèmes d’état de droit. Prenons le cas de la Belgique : vous ne serez pas surpris de voir que la question du financement et celle de la digitalisation de la justice sont épinglées. Mais il y a une différence entre des difficultés en ce qui concerne l’état de droit, comme des manques de moyens, et le caractère systémique (des déficiences de l’état de droit).
En quoi ce rapport changera-t-il la donne dans la défense de l’état de droit au sein de l’UE ?
Ouvrir la discussion. C’est là que le rapport peut faire la différence. Il sera sur la table de la réunion des ministres des Affaires européennes du 13 octobre. Lors de celle de novembre, cinq premiers pays feront l’objet d’un examen individuel (République tchèque, Estonie, Danemark, Bulgarie, Belgique). On entre dans une logique de débat permanent sur l’état de droit. Mon intention est surtout d’aller vers les Parlements nationaux et la société civile. Si on n’arrive pas à installer un débat sur l’état de droit au niveau national, on ne fera pas bouger les choses uniquement depuis Bruxelles.
L’enjeu est donc aussi de vulgariser l’état de droit. L’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs sont des concepts qu’il faut traduire dans la réalité de la vie quotidienne. D’aucuns peuvent considérer qu’une procédure disciplinaire visant un juge, c’est le problème du juge. À nous d’expliquer l’impact sur les citoyens. Si vous avez un problème, il vaut mieux que vous vous retrouviez devant un juge indépendant et efficace. Si vous voulez attirer des investissements étrangers, il vaut mieux que ces investisseurs sachent qu’ils ont accès à une justice indépendante. Au niveau européen, la juridiction d’Amsterdam ne veut plus transférer un détenu vers la Pologne, mettant en avant des inquiétudes en ce qui concerne l’indépendance de la justice polonaise. Une juridiction de Varsovie serait sur le point de rétorquer de la même manière.si on n’y prend pas garde, on aura non seulement un manque de confiance entre les autorités judiciaires, mais aussi un manque de confiance entre acteurs économiques. On est en train de tuer la confiance entre les États membres. Or, c’est le fondement de l’UE, du marché intérieur. Si vous ne voulez pas de frontières dans l’espace de libre circulation Schengen, il faut que les Vingt-sept, que les gens se fassent confiance. Et pour que les gens se fassent confiance, il faut le respect des droits fondamentaux.
"Il faut lier les financements européens à l’état de droit"
Les conclusions du sommet européen de juillet sur le budget européen 2021-2027 et le plan de relance entretiennent une certaine ambiguïté quant au fait de conditionner les financements européens au respect de l’état de droit. La Commission est invitée à proposer des mesures pour protéger le budget et le plan de relance. Qu’envisage-t-elle ? Y aura-t-il un lien entre ce rapport et les fonds européens ?
D’abord, je souligne que le rapport est un élément bien séparé. C’est un instrument de plus qui ne remplace pas ce qui existe. La conditionnalité (entre financements européens et respect de l’état de droit, NdlR), pour l’instant, n’existe pas. Je suis certes heureux qu’une agence européenne ait décidé d’appliquer la Charte des droits fondamentaux et de refuser des financements pour des jumelages avec des villes polonaises qui se sont déclarées "zones sans LGBTQI", mais on n’a pas de principe de conditionnalité. Je suis ravi que le Conseil ait réaffirmé qu’une des deux voies de protection du budget européen, c’est la lutte contre la fraude, les conflits d’intérêts, les abus, etc. Le renforcement des moyens d’action de l’Office européen de lutte antifraude est mentionné, et de mon côté, je dois mettre en œuvre le parquet européen. Pour la première fois, on aura des investigations européennes sur des situations qui posent problème, pénalement. Pour l’autre voie, qui est le lien avec le respect de l’état de droit, on n’a encore rien. La (précédente, NdlR) Commission a fait une proposition qui est sur la table depuis 2018. Entamons des trilogues avec le Parlement européen et le Conseil (l’institution des États membres). Ce que je souhaite surtout, c’est que la procédure soit efficace, d’où le débat sur les majorités à utiliser. La Commission part sur une majorité qualifiée inversée (qui rend plus difficile le rejet par les États membres d’une recommandation de la Commission). C’est ce qu’on utilise pour les réformes structurelles et de budget. Mettons les colégislateurs à table. Comme dans tous les dossiers, la question est de savoir si on attend des années avant d’avoir la solution idéale ou si l’on choisit d’abord de faire un premier pas puisque pour l’instant on n’a rien ?

Si le mécanisme est différent de celui proposé par la Commission, cette conditionnalité sera-t-elle assez efficace pour assurer le respect de l’état de droit ? Les lents progrès de la procédure de l’article 7, présentée jadis comme "l’arme atomique", ouverte contre la Pologne et la Hongrie n’incitent pas à l’optimisme.
Si vous considérez que l’article 7 n’est efficace que le jour où il y aura des recommandations et une suspension des droits de vote d’un État membre, alors on peut se poser la question. Ce que je constate, c’est que le processus a permis d’éviter un certain nombre de réformes qui posent problème et les corriger. Il y a une pression réelle à la fois sur la Hongrie et sur la Pologne. Le fait que cette procédure existe les oblige sans arrêt à devoir répondre et à ouvrir un débat. Est-ce suffisant ? Si je le pensais, je n’aurais pas plaidé aussi longtemps pour qu’on ait un rapport sur l’état de droit et je ne plaiderais pas autant pour qu’on ait la conditionnalité. Ce qui importe maintenant c’est de montrer qu’il faut lier les financements européens à l’état de droit. Le mécanisme sera plus efficace s’il faut se prononcer sur une recommandation de la Commission à la majorité qualifiée inversée. Mais, déjà, mettre le dossier conditionnalité sur la table du Conseil provoquera une pression réelle. Ça devient de plus en plus compliqué d’expliquer à des contribuables de certains États membres, pas seulement chez les Frugaux (Pays-Bas, Autriche et pays nordiques), qu’on leur demande d’être solidaires avec des pays où l’on constate des violations des droits fondamentaux et de l’état de droit. J’ai participé à mon premier Conseil des ministres, un Ecofin, le 12 juillet 1999, sous présidence finlandaise. C’était un débat sur les budgets. On félicitait tout le monde, et certains plus que d’autres. Vous avez vu ce que sont devenus les débats sur les budgets, les réformes structurelles pendant la crise, en Grèce, notamment. Ce n’est plus tout à fait la même chose. Pour ce qui est de l’état de droit, je ne pense pas qu’on puisse permettre d’attendre aussi longtemps, parce que la crise, elle est déjà là.
Vous n’avez pas l’impression que des pays comme la Pologne et la Hongrie exercent une grande influence, pour ne pas dire une force d’obstruction dans le débat européen en général et dans le débat sur l’état de droit en particulier, comme on l’a vu lors du Conseil européen, obligé de sortir un texte mi-chèvre, mi-chou sur le lien entre le respect de l’état de droit et le versement des fonds européens ?
Nous avons eu au collège des commissaires un débat sur les majorités. À titre personnel, j’estime qu’on doit aller de plus en plus vers des majorités qualifiées au Conseil, si possible inversées, pour certaines procédures. La présidente a relancé ce débat pour les affaires étrangères. C’est aussi lié à ça. Dans un certain nombre de domaines, c’est logique de chercher le consensus, mais sur des sujets précis, la tendance est de passer à la majorité et j’espère que l’on va continuer à travailler là-dessus. Il faut de la confiance, pouvoir se dire que ce n’est pas si grave pour mon pays et mes citoyens d’être mis en minorité. Si on ne peut pas établir cette confiance-là, on en reste aux décisions à l’unanimité. J’ai connu, dans des fonctions précédentes, quarante présidences successives du Conseil, depuis vingt ans. Je me souviens encore de la négociation du traité de Nice, en 2000, sous présidence française avec Jacques Chirac, où j’étais dans l’équipe de négociations avec Guy Verhofstadt. On voyait qu’on progressait sur les questions sociales et fiscales jusqu’à ce que (le Premier ministre britannique) Tony Blair, qui n’avait quasiment participé à rien dise juste "no". La différence entre l’unanimité et une décision à prendre avec une majorité qualifiée, même très difficile à atteindre, est que dans le second cas vous devez participer au débat, sinon vous risquez d’être mis en minorité. Pour la décision à l’unanimité, vous n’avez pas besoin d’un long briefing. Vous pouvez aller dormir et juste laisser à votre place un petit carton avec "non" écrit dessus.