La justice envoie l’historien du goulag en colonie pénitentiaire
Iouri Dmitriev a été condamné à 13 ans de prison pour violences sexuelles. Un verdict "injuste" et "sans fondement", selon l’Union européenne.
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Publié le 01-10-2020 à 19h47
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Il ne fait pas bon exhumer les cadavres de l’histoire soviétique. Iouri Dmitriev, connu pour ses recherches sur les disparus de la terreur stalinienne, avait à cœur de perpétuer la mémoire des victimes du régime communiste. "Un homme ne devrait pas disparaître sans laisser de traces. Il devrait avoir une tombe. La mémoire, c’est une des choses qui fait qu’un homme est un homme, qu’un peuple est un peuple", disait-il.
L’historien russe a été condamné mardi à treize ans de colonie pénitentiaire de régime strict. Un choc pour les défenseurs des droits de l’homme et ses nombreux soutiens, en Russie et à l’étranger, alors qu’il devait être libéré en novembre après avoir purgé trois ans et demi de prison.
Le charnier de Sandarmokh
Iouri Dmitriev, 64 ans, a passé près de 30 ans à dresser la liste de 40 000 noms de personnes déportées ou exécutées en Carélie, sous Staline, par les bourreaux du NKVD (ancêtre du KGB et du FSB). "Mon chemin, ma route est de ramener de l’oubli ces gens qui ont disparu par la faute d’un gouvernement de notre patrie, injustement accusés, exécutés, enterrés dans des bois comme des animaux", déclarait-il face à la justice, en juillet dernier, dans un texte rendu public par le site d’information Meduza.
L’historien a été à l’origine de la découverte de l’un des plus grands charniers de la région frontalière avec la Finlande. Autant d’"os dans la gorge des autorités", ont écrit les prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch et Herta Müller. La forêt de Sandarmokh fut en effet le théâtre de milliers d’exécutions lors de la Grande Terreur de 1937-1938 : les restes de 7 000 à 9 000 personnes y ont été retrouvés. Elle est alors devenue un lieu de mémoire, explique-t-on à Memorial, l’ONG russe pour laquelle travaillait Iouri Dmitriev. Des descendants de victimes sont venus honorer leur disparu, en érigeant une croix ou en épinglant un portrait sur un tronc. "Ici sont venus se recueillir des gens des anciennes républiques soviétiques, d’Ukraine et des pays Baltes, et de l’extérieur des frontières de l’ex-URSS, de Pologne. Les Jours du Souvenir ont montré à maintes reprises que la terreur de masse n’était pas un ‘dysfonctionnement’ du système soviétique, mais son fondement."
Un récit alternatif
Aujourd’hui, cependant, le récit national ne peut être que glorieux. L’État préfère laisser les cadavres du communisme sous terre, pour ne pas "raviver les vieilles plaies", comme dit Vladimir Poutine. La réécriture de l’histoire fait partie de l’idéologie du pouvoir et la forêt de Sandarmokh est devenue un champ de bataille mémorielle. La Société russe d’histoire militaire, établie par les autorités, y a entrepris des fouilles à son tour, afin de démontrer qu’une partie des corps découverts par M. Dmitriev n’étaient pas des victimes des répressions staliniennes, mais des soldats de l’Armée rouge abattus par les Finlandais entre 1941 et 1944. Ce faisant, les historiens officiels ont fait émerger un discours alternatif.
Comme l’indiquait l’ancien ministre de la Culture (2012-2020), Vladimir Medinski, "la première question à laquelle doit répondre honnêtement la science historique est de savoir si tel événement particulier ou telle action particulière servent l’intérêt du pays et du peuple". Dans sa thèse de doctorat, citée par Le Monde , il ajoutait que "cette pensée des intérêts nationaux de la Russie constitue la norme absolue de la vérité et la fiabilité du travail historique".
Un historien embarrassant
Dans sa quête de vérité historique, Iouri Dmitriev est devenu embarrassant. Non seulement ses recherches ne cadrent pas avec le discours officiel de réhabilitation de l’URSS, mais il avait en plus osé prendre parti pour l’Ukraine qui venait de se faire amputer de la Crimée. "Il est alors devenu un objet de travail des services spéciaux, qui ont fabriqué un dossier contre lui", pense Alexandre Tcherkassov, qui préside le Centre des droits de l’homme Memorial. Il fallait salir l’historien.
Iouri Dmitriev a été arrêté en décembre 2016, accusé d’avoir réalisé des images "pornographiques" de sa fille adoptive, Natacha, 11 ans. Les clichés n’étaient pas obscènes, ils étaient destinés à documenter l’évolution de la santé de la fillette handicapée pour les services sociaux, a-t-il fait valoir. La justice lui a donné raison en avril 2018, qualifiant les accusations de "totalement infondées". Trois mois après la libération de l’historien, la Cour suprême de Carélie a alors ordonné un deuxième procès, à huis clos, pour "violences sexuelles" cette fois.
Le verdict du tribunal de Petrozavodsk est tombé le 22 juillet dernier : trois ans et demi de prison, soit une peine dépassant de quelques mois la détention préventive, permettant ainsi aux autorités de sauver la face. Mais "l’accusation n’avait aucune preuve de la culpabilité de Dmitriev dans la production de pornographie et d’actes violents de nature sexuelle envers sa fille adoptive mineure", assurent les membres du Conseil d’administration de Memorial. "Ce verdict a deux facettes", avait réagi l’un des dirigeants de l’ONG, Ian Ratchinski : "Iouri sera bientôt libre. Mais, malgré sa légèreté, ce verdict n’est pas juste." L’historien a donc fait appel, tout comme la partie adverse qui estimait la peine trop clémente.
"La revanche du système"
À l’issue d’un procès de deux jours à huis clos, sans la présence de son avocat Viktor Anufriev, en quarantaine, Iouri Dmitriev a été lourdement condamné par la Cour suprême de Carélie, dans un verdict que Memorial International qualifie de "cruel, illégal, contraire au droit" et politiquement motivé.La Cour a également annulé ses acquittements antérieurs (pour la production de photos pédo-pornographiques, abus sexuels et possession illégale d’armes à feu) et renvoyé l’affaire au tribunal municipal de Petrozavodsk pour un nouveau procès.
"Le verdict d’aujourd’hui est la revanche du système, qui hérite du système soviétique, et voudrait une fois de plus abandonner dans l’oubli les noms exhumés par Iouri Dmitriev, le discréditant ainsi que l’œuvre de sa vie", déplore Memorial. Si le Kremlin, qui prétend ne pas connaître l’affaire, n’a pas souhaité réagir, l’Union européenne, elle, réclame la libération immédiate et sans condition de l’historien, jugeant sa condamnation "sans fondement et injuste". "Il s’agit là d’un autre exemple flagrant de pressions judiciaires injustifiées et inacceptables sur les défenseurs des droits de l’homme en violation des engagements internationaux" de Moscou, selon le communiqué du porte-parole du Service européen d’action extérieure.
Au-delà du cas personnel de Iouri Dmitriev, cette condamnation vise aussi à effrayer les historiens tentés d’exhumer les crimes de Staline, alors que, sous Vladimir Poutine, la répression soviétique a tendance à être minimisée et le petit père des peuples réhabilité. Pourtant, déclarait cet été Natalia Soljenitsyne, veuve du dissident Alexandre Soljenitsyne et soutien de Iouri Dmitriev, "on ne peut pas cacher les crimes de Staline. Nous sommes les héritiers de cette période".