L’Europe s’essouffle dans la course aux vaccins, la stratégie de vaccination pointée du doigt
Les critiques continuent de cibler la stratégie européenne de vaccination. Les Vingt-sept se confrontent au défi des difficultés de production de doses. Côté britannique, la vaccination est aussi un enjeu de la réussite post-Brexit.
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- Publié le 02-02-2021 à 21h45
- Mis à jour le 06-02-2021 à 12h58
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"La stratégie européenne de vaccination est la bonne." Dans un entretien publié mardi dans plusieurs médias, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a défendu la décision inédite des États membres de passer, ensemble, des contrats d’achat anticipés de vaccins contre le Covid-19 avec divers laboratoires. Cet exercice de solidarité européenne s’était assez rapidement imposé comme une évidence en juin, à l’heure où se profilait une course aux vaccins mondiale qui aurait sévèrement ébranlé l’unité des Vingt-sept, s’ils s’y étaient engagés en tant que concurrents. Si peu contestent cette philosophie en principe, des critiques ciblent désormais la mise en pratique de la stratégie européenne, observant que l’UE - dont 2,3 % des citoyens ont reçu au moins une dose de vaccin - accuse du retard par rapport à Israël (36,57 %), aux États-Unis (7,78 %) ou au Royaume-Uni (13,69 %). Les annonces de retards de livraisons de vaccins (Pfizer, AstraZeneca puis Moderna) se sont succédé et ont attisé la polémique : l’UE aurait-elle déjà perdu "la guerre des vaccins" ?
La Commission, cible des critiques
Chargée de négocier au nom des Vingt-sept les contrats d’achat anticipés avec les firmes pharmaceutiques, la Commission est perçue comme le coupable numéro un. Mise sous pression après que le groupe britannico-suédois AstraZeneca a significativement revu à la baisse son calendrier de livraisons à l’UE, elle a accouché vendredi d’un mécanisme de contrôle des exports des vaccins. Cette décision a cependant donné l’impression que la Commission n’a pas été assez attentive à la production et la destination des doses produites dans l’UE. "Cela suppose un problème de suivi. C’est étonnant de voir que la Commission découvre en janvier qu’AstraZeneca ne peut pas livrer ce qui a été prévu", note Eric Maurice, responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman. À cause d’un hic dans le processus de décision, ce mécanisme de transparence a failli aboutir à un retour de contrôles frontaliers entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, soit le scénario que l’UE et Londres ont voulu éviter à tout prix dans l’accord de Brexit. Une erreur corrigée in extremis, mais lourde de conséquences politiques.
Une stratégie des Vingt-sept…
"Quelques erreurs graves ont été commises la semaine dernière, dans la phase de gestion de crise immédiate. Mais là n’est pas le cœur du problème", souligne Janis Emmanouilidis, responsable du programme "Politiques et institutions européennes" au European Policy Centre (EPC). La vraie question porte sur la lenteur de l’arrivée des doses et donc de la vaccination de la population européenne. Et là, comme souvent lorsqu’il s’agit de l’UE, "les sources du problème sont multiples".
À commencer par le fonctionnement de l’Union. Si les États-Unis ont pu d’emblée compter sur l’agence fédérale Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) pour mener la course aux vaccins, l’UE, elle, a dû poser les bases et le cadre de sa stratégie. "Il a fallu créer une structure ad hoc de négociation avec les laboratoires, incluant les États membres et les services de la Commission ou encore établir la manière contractuelle d’agir pour ce nouveau type de contrats, etc. Nous avons dû travailler à l’extrême limite des compétences de la Commission", insiste une source européenne. Si les accords commerciaux sont du ressort de l’UE, la santé ne l’est pas, ce domaine étant quasi strictement réservé aux États.
"Ce n’est pas la stratégie de vaccination de la Commission, c’est la stratégie européenne", précise d’ailleurs la même source. Sept États membres (Allemagne, France, Italie, Pays-Bas, Espagne Portugal, Pologne) ont été associés aux négociations avec les entreprises pharmaceutiques et chaque contrat a obtenu l’aval des Vingt-sept avant sa signature. D’où le besoin de concilier vingt-sept approches et budgets en matière de vaccination. Par exemple, certains pays rechignaient initialement à réserver beaucoup de doses du vaccin Pfizer/BioNTech, qui se base sur une technologie nouvelle de "l’ARN messager" et doit être conservé à -80°. Ils préféraient miser sur celui d’AstraZeneca, facile à conserver et moins cher.
… qui a pris du temps
S’accorder sur le bon éventail de vaccins à précommander, au moment où il y en avait des dizaines en cours de développement, tout en tenant compte des souhaits des États membres, a pris du temps. Tout comme les négociations avec les laboratoires pour faire baisser le plus possible le prix d’achat des vaccins pour les Vingt-sept. À ce titre, "ce serait plus facile si la question était traitée de manière beaucoup plus transparente. Cela vaut pour la Commission, pour certaines firmes pharmaceutiques, mais aussi pour certains États membres qui, par exemple, ont retardé les négociations en faisant pression pour obtenir des prix plus bas. Le manque de transparence leur sert assez bien", constate ainsi une source européenne.
À noter aussi que l’UE a exigé que les laboratoires endossent une part de responsabilité en cas d’effets secondaires graves de leurs vaccins. Un (long) combat que d’autres, comme le Royaume-Uni, ont abandonné au profit de contrats conclus rapidement.
Centrer l’énergie sur le "vrai" problème
L’UE aurait-elle reçu plus de vaccins plus rapidement si elle avait passé commande plus tôt ? Difficile à dire. "La logique du premier arrivé premier servi peut fonctionner chez les bouchers du quartier, mais pas dans les contrats", a cinglé vendredi Stella Kyriakides, commissaire à la Santé. "Les sociétés se sont elles-mêmes engagées sur un calendrier de livraison trimestriel. Le vrai problème, ce sont les difficultés de production. Tout à coup, on demande à des sociétés de produire 12 milliards de doses pour 6 milliards d’humains. Et vite. On est un peu dans une économie de guerre. Il faut réorienter des appareils productifs, peu adaptés aux quantités demandées. C’est dur à avaler, qui plus est dans une société de consommation. Mais c’est la réalité", rappelle une autre source européenne.
Mardi, le Premier ministre portugais Antonio Costa, dont le pays assure la présidence tournante du Conseil de l’UE, et Ursula von der Leyen ont cosigné une lettre envoyée aux Vingt-sept - que La Libre a pu consulter - pour rappeler les succès de la stratégie européenne et les atouts de l’UE, en tant que puissance et notamment dans le domaine pharmaceutique. "Nous devons maintenant conjuguer tous nos efforts avec l’industrie pour accroître l’offre de vaccins et la production dans l’UE", écrivent-ils. À lire entre les lignes, cette lettre sonne comme un appel à garder la tête froide et s’attaquer, à vingt-sept, au défi qui menace la stratégie européenne, quitte à tirer des leçons des erreurs de l’UE a posteriori.
Il en va avant tout de l’urgence sanitaire et économique, mais aussi de "la crédibilité de l’action au niveau européen, qui s’en retrouve endommagée", note M. Maurice. "Il faut rapidement redresser le tir, pour préserver, que ce soit pour la santé ou d’autres domaines, l’ambition d’un projet européen, d’envergure."