Le plan de relance européen peut-il nuire à l’état de droit ?
L’UE s’apprête à injecter 750 milliards d’euros dans l’économie européenne à travers le plan de relance. Ces fonds s’exposent aux abus dans des pays où l’état de droit bat de l’aile. Les cas polonais et hongrois inquiètent.
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- Publié le 11-05-2021 à 18h31
- Mis à jour le 13-05-2021 à 10h27
"L’Union européenne a financé l’érosion de la démocratie en son sein." Ce paradoxe, tel qu’énoncé par Daniel Kelemen, professeur de sciences politiques à l’Université Rutgers du New Jersey, hante les institutions européennes depuis au moins une décennie. Soit depuis que le gouvernement hongrois puis le polonais se sont engagés dans une dérive autoritaire, bafouant les valeurs de l’Union, tout en restant maîtres de la distribution des fonds européens sur leur territoire. Selon M. Kelemen, "les fonds de l’UE ont joué un rôle dans le renforcement de ces régimes. Et ce problème s’intensifie". A fortiori à l’heure où l’Union européenne s’apprête à faire un emprunt inédit de 750 milliards d’euros, que les Vingt-sept vont se partager sous forme de subventions (390 milliards) et de prêts (360 milliards), afin de relancer leurs économies, affaiblies par la pandémie de Covid-19.
L’ampleur de cet exercice de solidarité européenne est historique. Le défi d’assurer que ces fonds ne desservent pas les valeurs de l’UE l’est donc tout autant. Bien que l’Union dispose en théorie d’outils pour le relever, plusieurs sources européennes indiquent à La Libre que la volonté politique des Vingt-sept de s’attaquer au sujet pénible de l’état de droit n’est, elle, pas garantie. Décryptage.
Les fonds européens exposés aux abus systémiques en Hongrie…
"En Hongrie, en onze ans, les amis proches et la famille du Premier ministre, Viktor Orban, sont devenus incroyablement riches, beaucoup d’entre eux grâce à des contrats publics", constate l’Allemand Daniel Freund, eurodéputé du groupe des Verts et membre de la commission du Contrôle budgétaire (Afco) au Parlement. Or, la Hongrie est l’un des États membres les plus dépendants des fonds européens, qui représentaient entre 2 et 5 % du produit intérieur brut (PIB) annuel du pays, avant la pandémie. Proportionnellement, elle figurera parmi les principaux bénéficiaires du budget européen 2021-2027, qui s’élève à près de 1 100 milliards d’euros. Le pays obtiendra également autour de 16 milliards d’euros (dont près de la moitié de subventions) de l’enveloppe du plan de relance Next Generation EU.
Autant de fonds exposés aux abus signalés en Hongrie, comme l’a illustré récemment une loi votée le 27 avril par le Parlement hongrois. En vertu de celle-ci, l’État va céder une part considérable de ses actifs à des fondations contrôlées par des alliés de M. Orban, dont la majorité dirigera les universités publiques. Dans ce contexte, le plan de Budapest de consacrer 4 milliards d’euros des fonds de relance de l’UE à la "rénovation des universités" a piqué au vif les institutions européennes. La Hongrie a donc fini par rétropédaler, assurant que "le développement des universités se fera principalement sans les fonds de l’UE", selon le ministre du Cabinet cité par Bloomberg.

… et en Pologne
En plus d’être le plus grand bénéficiaire des fonds de cohésion du budget européen, la Pologne est aussi un des pays les mieux servis par le plan de relance (58 milliards d’euros, dont près de 30 de subventions). Le pays a jusqu’ici "fait ses preuves en matière d’utilisation des fonds européens", observe une source européenne. Les inquiétudes concernant Varsovie ne portent donc pas tant sur des pratiques de népotisme et de clientélisme en tant que telles. Mais plutôt sur la destruction fulgurante de l’indépendance de la justice. "l’érosion constante de l’état de droit et du contrôle démocratique a créé des conditions propices à l’épanouissement de la corruption aux plus hauts niveaux du pouvoir", alerte Transparency International, qui alerte sur une chute vertigineuse de cinq places de la Pologne dans le classement 2020 selon l’Indice de Perception de la Corruption.
À ce titre, la Pologne et la Hongrie se distinguent d’autres pays (Bulgarie, Roumanie, Croatie…) souvent pointés du doigt en raison du haut niveau de corruption. "Dans certains États, on voit des réformes ici et là pour permettre aux politiciens d’échapper à la justice. Mais en Hongrie et en Pologne on observe un démantèlement systémique de la démocratie afin de permettre aux partis au pouvoir de le conserver. Le pouvoir accapare les médias et les utilise comme un instrument de propagande ; s’empare de la justice et y place des juges inféodés au pouvoir ; met la main sur le système éducatif pour enseigner ses doctrines dans les écoles ; prive d’argent des ONG progressistes pour étouffer toute contestation…", note Israel Butler, responsable du plaidoyer pour Civil Liberties Union for Europe.
D’où l’attention particulière accordée à ces deux pays, où les fonds européens pourraient alimenter une tendance autoritaire que l’UE tente d’enrayer. Notons aussi que Varsovie et Budapest ont refusé de participer au Parquet européen, nouvelle arme de l’Union contre la fraude et la corruption, qui doit démarrer ses activités en juin…
Le plan de relance offre un levier d’action pour l’UE…
Avant d’accéder à la manne financière du plan de relance, les Vingt-sept doivent d’abord faire valider leurs plans nationaux par la Commission. Le règlement établissant la Facilité pour la reprise et la résilience, principal outil de Next Generation EU, exige de chaque État qu’il consacre au moins 37 % des dépenses liées au fonds pour atteindre les objectifs climatiques, et au moins 20 % pour la transition numérique. Il doit également tenir compte des recommandations spécifiques qui lui sont adressées chaque année dans le cadre du semestre européen (outil de coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres).
Cela donne à l’UE un certain levier pour réclamer à la Hongrie et la Pologne des réformes. En se basant sur les problèmes graves soulignés dans le semestre européen 2020, la Commission exigerait de Budapest qu’il revoie son cadre législatif des marchés publics avant de mettre à sa disposition les fonds de relance. Dans un document obtenu par Reuters, elle constate que "la concurrence dans les marchés publics est en pratique insuffisante" en Hongrie, citant des "irrégularités systémiques". En ce qui concerne la Pologne, les recommandations du semestre européen rappellent "les inquiétudes exprimées de longue date par la Commission concernant l’état de droit" etfont état de "faits récents qui […] mettent en péril le fonctionnement de l’ordre juridique polonais et de celui de l’Union".

L’enjeu est de taille, puisqu’il en va de la cohérence de l’action européenne. "L’UE pourrait difficilement accepter un plan de relance boiteux, qui pose des problèmes du point de vue de l’indépendance de la justice, et puis épingler ces mêmes problèmes dans le cadre d’autres procédures. L’analyse des plans de relance doit être consistante avec l’ensemble du travail" mené par l’UE pour défendre l’état de droit, met en garde une source bien au fait du sujet, même si les objectifs économiques risquent bien d’être privilégiés par la Commission.
… reste qu’il "n’est pas un outil de défense de l’état de droit"
Sous la pression des pays dits "frugaux" (Pays-Bas, Danemark, Suède, Autriche), les États membres ont aussi obtenu un droit de regard sur les plans de relance nationaux de chacun, qui devront être approuvés à la majorité qualifiée des Vingt-sept. Une fois que chaque pays aura obtenu le feu vert de ses pairs, il recevra 13 % de préfinancement des montants qui lui sont réservés. À ce stade, "je ne sais pas à quel point on sera en mesure d’examiner de près, en quelques semaines, vingt-sept documents de 2 000 pages chacun. D’autant qu’on a l’impression que certains États membres ont déjà convenu de ne pas s’attaquer les uns les autres", avoue cependant une source européenne. "Chaque pays veut obtenir l’argent promis. Et se concentre donc sur la défense de son propre projet. L’état de droit n’est pas un souci majeur et très présent. En tout cas, pas maintenant", enchérit un diplomate.
Une attention particulière sera certes accordée aux projets de la Hongrie et de la Pologne. "Mais tout dépend de la manière dont ils sont présentés. S’il y a des propositions clairement problématiques - dans le genre ‘nous utiliserons l’argent pour enseigner aux enfants que l’homosexualité est une maladie’-, elles seront dénoncées. Mais ces pratiques sont souvent plus subtiles. Et c’est là toute la difficulté", précise un insider. D’autant que, s’il fait référence aux recommandations du semestre européen, le règlement sur le plan de relance ne retient aucun critère lié à la consolidation de la démocratie, au respect des droits de l’homme ou des valeurs de l’Union. "On ne peut pas guérir le monde avec un seul médicament. Le premier objectif est de relancer l’économie. Le deuxième est de stimuler à cette occasion la protection du climat et la numérisation. Ce sont déjà pas mal d’objectifs à atteindre", défend le même interlocuteur. "Le plan de relance n’est pas un outil de renforcement de l’état de droit", résume une autre source.
Des outils pour protéger les intérêts financiers de l’UE…
L’économie et l’état de droit sont pourtant intimement liés, rappelle M. Butler. "Les investisseurs étrangers n’aiment pas s’implanter dans des pays où ils ne peuvent pas compter sur une justice prévisible. À l’inverse, on sait que la chancelière Merkel a eu du mal à exercer une forte pression pour la défense de l’état de droit en Hongrie, puisque de nombreuses entreprises allemandes y sont basées. Surtout, l’argent européen, c’est l’argent du contribuable, qui est censé être dépensé pour le bien public." Le professeur Kelemen ajoute à ce titre que "souvent, en démocratie, nous nous inquiétons de voir des riches entreprises prendre le contrôle de l’État. Dans le cas de la Hongrie, l’Etat a pris le contrôle de l’économie."
C’est de ce constat qu’est né, en décembre dernier, le régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union. Ce mécanisme permet de suspendre le versement de fonds européens- autant ceux issus du budget européen que ceux du plan de relance - lorsque les "violations des principes de l’état de droit dans un État membre portent atteinte ou présentent un risque sérieux de porter atteinte à la protection des intérêts financiers de l’Union, d’une manière suffisamment directe". Cet outil ne vise donc pas la violation des valeurs de l’UE au sens large - c’était le prix à payer pour qu’il obtienne l’aval unanime des Vingt-sept, notamment des principaux concernés. Autrement dit, il ne permettrait pas de sanctionner la Pologne, en raison de la politique de discrimination des homosexuels menée par le gouvernement. "Mais c’est déjà ça de pris", soupire une source européenne.
Les autorités hongroises et polonaises, qui ont bataillé pour empêcher la création de ce mécanisme, ont in fine obtenu un accord politique pour qu’il ne soit pas utilisé avant d’être avalisé par la Cour de justice de l’UE. Ce qui fait grincer des dents les eurodéputés. "Cette régulation est entrée en vigueur au 1er janvier. Si la Commission ne l’active pas avant juin, nous allons la traduire en justice", assure M. Freund.
… Mais quelle volonté politique ?
La question de la suspension des fonds européens reste délicate. Elle va à contresens de l’histoire - du moins telle que l’UE l’avait envisagée - qui voulait que les États membres aspirent naturellement à la consolidation de leurs démocraties. Elle défie les règles tacites d’un club de pays, dont les membres n’aiment pas se faire des reproches les uns aux autres. Surtout, elle comporte le risque de pénaliser les citoyens qui bénéficient malgré tout de cette aide, qui plus est à l’heure où ils sont confrontés à la plus grande crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le fait est que l’Union ne manque pas d’armes pour défendre l’état de droit. Au contraire. Le malaise européen face aux États membres qui le bafouent a même stimulé la production d’outils, mais pas forcément leur utilisation. Ainsi, pour M. Kelemen, l’UE n’avait-elle pas besoin du "mécanisme de conditionnalité" pour suspendre le versement de fonds en cas de problème. C’est que, "à chaque fois que les valeurs fondamentales de la démocratie sont attaquées, les dirigeants de l’UE proposent de nouveaux instruments, au lieu d’utiliser ceux dont ils disposent. L’UE finit par ressembler à un bricoleur qui, au lieu de réparer le toit, retourne en permanence chez Brico. Et qui risque de se retrouver avec un garage rempli d’outils brillants et une maison qui s’effondre".