L’Europe veut tirer les leçons de la crise afghane pour sa politique de défense: "Les déficiences de notre autonomie stratégique ont un prix"
La question des capacités militaires de l’UE a ressurgi lors d’une réunion des ministres de la Défense.
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Publié le 02-09-2021 à 21h44 - Mis à jour le 02-09-2021 à 22h21
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La pilule est difficile à avaler pour les Européens. La semaine dernière, lors d'une réunion des pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni), ils exhortaient les Américains à maintenir leurs troupes à l'aéroport de Kaboul au-delà du 31 août. Quelques heures plus tard, le président américain Joe Biden confirmait cette date butoir, obligeant ses alliés à accélérer leurs évacuations et quitter le pays en trombe, quitte à y abandonner des ressortissants ou des collaborateurs afghans menacés par le nouveau régime taliban. Réunis jeudi à Brdo, en Slovénie, les ministres de la Défense des Vingt-sept ont essayé de digérer ce refus américain et de manière générale, ce retrait chaotique de l'Amérique d'Afghanistan, où elle avait entraîné ses alliés pendant plus de vingt ans. Tous ont exprimé la nécessité pour l'UE de "tirer les leçons" de cette débâcle, alors que le vieux débat sur une politique de défense européenne ressurgit.
"L'Afghanistan a montré que les déficiences de notre autonomie stratégique ont un prix", a déclaré Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, à l'issue de la réunion. L'Union "ne dispose pas des capacités nécessaires pour mener des opérations dans des circonstances extrêmes", a ajouté Matej Tonin, ministre slovène de la Défense, dont le pays assure la présidence tournante du Conseil de l'UE. Le constat est que même si elle l'avait voulu, l'Europe n'aurait pas été capable de s'organiser in extremis pour sécuriser l'aéroport de Kaboull, afin de continuer les évacuations. Ici, la mission en Afghanistan était celle des Américains. "Les Européens n'y seraient pas allés sans les États-Unis et n'y seraient pas restés sans les États-Unis. En ce sens, l'Afghanistan n'est pas un échec de la souveraineté de l'UE", estime Ulrike Franke, chercheuse au European Council on Foreign Relations. Mais qu'en sera-t-il le jour où l'Europe devra elle-même défendre ses intérêts et agir sur un terrain géostratégique ? La question se pose, à l'heure où d'aucuns pensent que le scénario afghan guette la mission antiterroriste menée par la France, avec le soutien de plusieurs pays européens, au Sahel.
Un sentiment de déjà-vu
Jeudi, les Vingt-sept se sont de nouveau penchés sur une l'idée, présentée en mai, de créer une "force de réaction rapide" commune qui rassemblerait 5 000 hommes. "Je mentirais si je disais que tout le monde est d'accord", a avoué jeudi M. Borrell, de quoi provoquer un sentiment de déjà-vu. Le débat sur la défense européenne ressurgit dès que l'UE est confrontée à sa dépendance aux États-Unis. Ou qu'elle perçoit un désintérêt de Washington pour le partenariat transatlantique, que l'ancien président Donald Trump avait mis en cause et que Joe Biden n'a pas tout à fait réparé. Mais à chaque fois, il apparaît que les États membres ne sont pas prêts à s'émanciper du "parapluie" militaire américain ni à donner plus de compétences à l'UE, dans un domaine aussi sensible et ultranational que la défense.
En 1999, les dirigeants européens s'étaient engagés à créer une "force de réaction rapide" (sounds familiar ?) pouvant aller jusqu'à 60 000 hommes. Cette décision - qui intervenait dans le contexte de la guerre des Balkans, où l'UE n'a pas pu intervenir sans l'aide des États-Unis - ne s'est jamais concrétisée. En 2007, l'UE s'est aussi dotée de "Groupements tactiques" de 1500 hommes pouvant être déployés rapidement sur un terrain de crise. En vain. "Nous essayons de faire des plans énormes sur la défense commune, mais les groupes de combat existent depuis une décennie. Les avons-nous déjà utilisés ?", a souligné jeudi le ministre letton Pabriks. "Nous ne les utilisons pas car cela nécessite l'accord unanime des États membres, ce qui est rare en matière de défense. De plus, il ne s'agit pas de forces permanentes, mais de forces placées sous la direction de pays individuels", explique Mme Franke. Une nouvelle "force de réaction rapide" devrait donc pallier ces problèmes et pouvoir être activée rapidement, simplement avec l'aval d'une majorité des États membres. "Je serais étonnée que cela soit accepté par les Vingt-sept", note l'experte.
Des progrès ont été réalisés
L'Europe n'est pas près de devenir une puissance militaire et rien ne dit qu'elle y aboutira un jour. "Mais cela n'est pas nécessaire pour que les Européens coopèrent plus dans ce domaine. Ce n'est pas comme s'il fallait choisir entre combiner vingt-sept forces armées et ne rien faire", précise Mme Franke. Des progrès ont été réalisés. En 2017, l'UE a mis en place la Coopération structurée permanente qui rassemble les États autour de projets industriels, mais dont l'efficacité reste à prouver. Elle a aussi prévu d'investir 8 milliards d'euros, entre 2021 et 2027, dans la recherche et le développement pour la défense. En 2019, les Vingt-sept ont lancé une réflexion sur leur "boussole stratégique", qui doit aboutir en mars 2022. Ce document, qui définira les ambitions du bloc en matière de sécurité, était au menu des discussions jeudi.
La crise afghane vient donc nourrir une réflexion sur le rôle de l'Europe dans le monde, déjà provoquée par l'annexion illégale de la Crimée par la Russie, l'élection de Donald Trump ou le Brexit. "Jeudi, le sentiment était qu'il faut que l'UE puisse agir par elle-même. Cela conforte ceux qui avaient déjà fait ce constat", note un insider, en référence aux pays volontaires, comme la France, qui plaide en faveur de l'autonomie stratégique de l'UE. Dans une tribune publiée jeudi, Charles Michel, président du Conseil européen, a abondé en ce sens : "Quel autre événement géopolitique majeur doit-on attendre pour amener l'Europe à viser davantage son autonomie de décision et sa capacité d'action ?"