Un prix Nobel de la paix au journaliste russe Dmitri Mouratov et à "ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d'expression"
Dmitri Mouratov, le rédacteur en chef du journal indépendant russe Novaïa Gazeta, est colauréat du prix Nobel de la paix. Six de ses journalistes et amis l'ont payé de leur vie, comme Anna Politkovskaïa il y a tout juste 15 ans.
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Publié le 08-10-2021 à 13h17 - Mis à jour le 08-10-2021 à 21h56
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Au lendemain de l'anniversaire de l'assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, il y a 15 ans, l'attribution du prix Nobel de la paix au rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, Dmitri Mouratov (ainsi qu'à la journaliste philippine Maria Ressa) cible par ricochet le régime autocratique de Vladimir Poutine. Le journaliste "défend depuis des décennies la liberté d'expression en Russie dans des conditions de plus en plus difficiles", a relevé le Comité Nobel norvégien dans son communiqué vendredi. Novaïa Gazeta "est aujourd'hui le journal le plus indépendant de Russie, avec une attitude fondamentalement critique envers le pouvoir. Le journalisme factuel et l'intégrité professionnelle du journal en ont fait une source importante d'information sur les aspects condamnables de la société russe rarement mentionnés par les autres médias".
Ce prix Nobel, qui peut agacer M. Poutine, risque toutefois de ne pas avoir d'implication majeure sur le cours des affaires politiques dans le pays, estime Aude Merlin, spécialiste de la Russie à l'ULB. Jusqu'ici, la rédaction paie au prix fort sa ligne éditoriale : harcèlement, menaces, violences, meurtres, a égrené le Comité Nobel. Aussi, ce prix n'est "pas mon mérite personnel", a tenu à dire Dmitri Mouratov, cité par l'agence TASS. "C'est celui de Novaïa Gazeta. C'est celui de ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d'expression. Ce sont Igor Domnikov, Iouri Tchekotchikhine, Anna Politkovskaïa, Anastasia Babourova, Stas Markelov, Natalia Estemirova qui ont reçu ce Nobel."
Six de ses journalistes ont en effet été tués, dont son amie Anna Politkovskaïa, qui avait acquis une reconnaissance internationale pour sa couverture indépendante de la Tchétchénie. Si les exécutants de ce crime, prescrit depuis ce jeudi, ont été jugés, le commanditaire est resté impuni. Il "est connu mais a tout simplement bénéficié d'une indulgence", peut-on lire sur le site de Novaïa Gazeta, dans un long article publié mercredi, énumérant tous les manquements de l'enquête. "Pendant 15 ans, toutes les conditions ont été réunies pour que les principaux coupables échappent au châtiment." La cruelle ironie du calendrier rend Aude Merlin perplexe, voire un peu amère : "Si le Nobel avait été attribué au journal il y a 15 ans, cela aurait été autre chose. Mais au lendemain du jour où l'enquête est close…."
Ce prix n'en est pas moins mérité pour autant, selon le Pr Merlin, qui souligne "le grand courage des journalistes de Novaïa Gazeta". Celui d'Elena Milachina notamment, qui a repris le flambeau sur les dossiers d'Anna Politkovskaïa, et vit sous une menace constante. Mais "la seule manière de prévenir d'autres morts est de continuer le travail. Comme ça, les gens qui pensent résoudre leurs problèmes en tuant des journalistes sauront que, quel que soit le nombre de journalistes qu'ils feront abattre, il y aura toujours d'autres journalistes pour continuer", nous avait-elle déclaré, lorsque l'ULB et la VUB lui avaient décerné le titre de docteur honoris causa en 2019. Dans ce contexte, les félicitations du porte-parole du Kremlin, vendredi, ne manquent pas de cynisme, quand il salue le "talentueux" lauréat du prix Nobel et le qualifie de "courageux". "Il travaille en continu en suivant ses idéaux, en les conservant", a relevé Dmitri Peskov.
"Il faudra voir quel type de commentaires suscitera l'attribution de ce Nobel en Russie et notamment au niveau officiel", relève Aude Merlin. "Cela peut aller de la discrétion à des formes d'utilisation politique, dans un pays où être soutenu par l'Occident ou des Occidentaux peut être utilisé à des fins de discrédit."
"Un coup de pouce de Mikhaïl Gorbatchev"
Dmitri Mouratov, 59 ans, a commencé sa carrière de journaliste au quotidien Komsomolskaïa Pravda. Cinq ans après l'avoir quitté, en 1993, il a fondé Novaïa Gazeta avec une cinquantaine de collègues, dans le but de créer une publication "honnête, indépendante et riche" qui influencerait la politique nationale. "C'était un objectif ambitieux étant donné qu'ils ont commencé avec deux ordinateurs, une imprimante, deux pièces et pas d'argent pour les salaires", selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), qui avait honoré le rédacteur en chef en 2007. "Un premier coup de pouce est venu de l'ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, qui a fait don d'une partie de son prix Nobel de la paix de 1990 pour payer les ordinateurs et les salaires." Le dernier dirigeant de l'URSS a d'ailleurs salué vendredi la "très bonne nouvelle" de voir Dmitri Mouratov devenir lauréat comme lui.
Alors que Vladimir Poutine, élu président, mettait au pas les médias, Novaïa Gazeta s'est taillé une réputation pour sa ligne éditoriale sans compromis et ses enquêtes approfondies sur des questions aussi sensibles que la corruption à haut niveau, les violations des droits de l'homme notamment en Tchétchénie (dont les persécutions contre les homosexuels), les agissements des forces paramilitaires russes, les exécutions extrajudiciaires, les usines à trolls, etc. Mais quand il reçoit des prix, comme celui du CPJ à l'époque, Dmitri Mouratov, devenu rédacteur en chef en 1995, déclare qu'il ne ressent "aucune joie" au regard du sang versé de ses amis et des menaces contre sa rédaction. Il continue cependant. "Parce que nos lecteurs partagent les valeurs de la démocratie. La vraie démocratie, pas son imitation."
