La crise polonaise place l’Europe au pied du mur
Le Premier ministre polonais a envoyé un message clair, mardi, devant le Parlement européen à Strasbourg.
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- Publié le 19-10-2021 à 21h44
- Mis à jour le 21-10-2021 à 21h41
"La Pologne ne se laissera pas intimider", a déclaré le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, mardi, devant le Parlement européen à Strasbourg. Le message est clair : son gouvernement ne lâchera rien dans le bras de fer qui l'oppose à l'Union sur la question du respect de l'état de droit et de la primauté du droit européen.Il n'apaisera pas la crise provoquée par le Tribunal constitutionnel polonais, inféodé au pouvoir exécutif, en opposant des articles fondamentaux du traité sur l'Union européenne (TUE) et la Constitution polonaise. L'Union européenne est placée face à un choix décisif : s'engager dans un combat frontal avec Varsovie pour défendre ses valeurs ou battre en retraite pour éviter le clash, au risque d'ébranler les piliers sur lesquels repose toute la construction européenne.
"Si la Commission laisse passer [cette provocation], il n'y a plus de droit européen. Chaque État membre pourra prendre ce qui l'arrange et rejeter ce qui le dérange. Alors, il n'y a plus d'Union européenne", explique Sébastien Platon, professeur de droit public à l'université de Bordeaux, spécialiste en droit constitutionnel européen. Le 7 octobre, le Tribunal constitutionnel polonais a jeté un pavé dans la mare, en déclarant certains articles, et pas des moindres, du TUE "incompatibles" avec la Constitution polonaise. Cette décision vise l'article 1, qui établit l'UE, et l'article 19, qui définit le rôle central de la Cour de justice de l'UE (CJUE).
Mateusz Morawiecki soutient qu'il s'agit pour la Pologne d'affirmer sa souveraineté et accuse l'UE d'outrepasser ses compétences, lorsqu'elle somme le gouvernement polonais de… respecter l'indépendance de la justice. En réalité, Varsovie cherche ainsi à empêcher la justice européenne de se mêler des questions de l'état de droit en Pologne et de réprouver, comme elle l'a fait jusqu'ici, les réformes controversées de la justice menées par le PiS, au pouvoir, dont la création d'une chambre disciplinaire de la Cour suprême, utilisée pour mater les juges. "On parle beaucoup d'un Polexit. Il ne s'agit pas d'une sortie formelle de l'Union comme l'ont fait les Britanniques. Mais l'article 50, qui concerne la procédure de sortie de l'UE, fait que les traités cessent de s'appliquer à l'État qui l'active. Or là, c'est ce qu'il se passe", ajoute Sébastien Platon. "C'est une provocation face à laquelle la Commission doit être ferme et intraitable", estime donc Sébastien Maillard, directeur de l'Institut Jacques Delors.
La Commission agira, mais à son rythme
Mardi, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a insisté sur la gravité de l'affaire, se disant "profondément inquiète". "La Commission agira", a-t-elle promis. Elle dispose, pour ce faire, de plusieurs outils, à commencer par la possibilité de lancer une nouvelle procédure en infraction contre Varsovie, qui aboutira sans doute devant la CJUE. Mais cela peut prendre plusieurs mois. De plus, la Pologne n'hésite plus à s'affranchir des décisions de la Cour.
L’exécutif européen peut donc passer à la vitesse supérieure, en activant un nouveau mécanisme, en vigueur depuis janvier, qui permet de suspendre le versement de fonds européens aux États où ils sont exposés à des abus du fait des défaillances de l’état de droit. Si plusieurs mois peuvent s’écouler avant qu’une telle décision soit prise, ce levier financier pourrait avoir un effet dissuasif sur la Pologne, qui est l’un des principaux bénéficiaires des fonds européens. La Commission semble cependant peu pressée de jouer cette carte. En décembre, à défaut d’avoir réussi à torpiller l’adoption de ce mécanisme, la Hongrie et la Pologne ont obtenu des États membres la promesse qu’il ne sera pas utilisé tant que la CJUE - saisie par la suite par les deux pays - ne se sera pas prononcée sur le sujet. Notez l’ironie : la Pologne, qui conteste le rôle de la Cour, s’est tournée devant cette même Cour pour attaquer ce mécanisme dit "de conditionnalité" (puisqu’il conditionne en quelque sorte le versement de fonds européens au respect de l’état de droit).
Ce n'est que lorsque la Cour aura rendu son arrêt que "nous pourrons monter un dossier et suivre la procédure correctement", a déclaré Ursula von der Leyen. En attendant, la Commission traîne des pieds pour donner à la Pologne accès aux fonds du plan de relance européen, dont elle doit recevoir 23,9 milliards d'euros de subventions et 12,1 milliards d'euros de prêts.
Les États membres vont-ils suivre ?
Tous les yeux sont rivés sur la Commission, qui se doit de défendre les traités et dispose du pouvoir d'utiliser ces différents outils. Reste que, à l'exception des procédures en infraction, purement juridiques, le pouvoir de décision revient in fine aux États membres. Ce sont les Vingt-sept qui devront décider, à la majorité qualifiée, s'il faut suspendre le versement de fonds européens à un pays dans le cadre du mécanisme de conditionnalité. Ce sont eux encore qui devront donner le feu vert final aux plans de relance, dont celui de la Pologne. Et la Commission n'agira pas sans avoir la certitude d'être épaulée par les États. Dans cette crise, un échec serait politiquement fatal.
Mme von der Leyen semble d'ailleurs chercher à responsabiliser les Vingt-sept, en remettant la procédure de l'article 7 du TUE sur la table. "C'est l'outil puissant du traité. Et nous devons y revenir", a-t-elle déclaré. Jadis considérée comme l'arme nucléaire de l'UE, cette procédure a déjà été activée contre la Hongrie et la Pologne, mais s'est révélée inefficace, puisque toute sanction sévère - cela peut aller jusqu'à priver le pays concerné du droit de vote au niveau européen - nécessite l'unanimité de tous les autres États membres. Or les deux pays se trouvant sur le banc des accusés se soutiennent mutuellement.
Quoi qu'il en soit, la réponse européenne "ne pourra pas être que juridique ou financière, il faut aussi une pression politique, au niveau des Vingt-sept", estime Sébastien Maillard, directeur de l'Institut Jacques Delors. Les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg ont affiché mardi une position commune et ferme lors d'une réunion des ministres des Affaires européennes. "Des mesures rapides et décisives doivent être prises contre les menaces systémiques à l'encontre de l'état de droit", ont déclaré les pays du Benelux, appelant la Commission à activer "le plus tôt possible" le mécanisme de conditionnalité et à "envisager sérieusement des mesures supplémentaires pour faire face aux risques inhérents que la détérioration de l'état de droit fait peser sur les futurs versements de fonds".
Le sujet n’est pas à l’agenda du sommet européen
Mais beaucoup d'États membres ne veulent pas se mouiller. La France et l'Allemagne appellent encore et toujours au dialogue avec Varsovie et espèrent éviter autant que possible le sujet lors du sommet européen de jeudi et vendredi. De fait, cette question ne figure pas à l'agenda de la réunion. Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte a prévenu qu'il la mettrait malgré tout sur la table, mais rien ne dit que d'autres dirigeants enchériront. "Si les Polonais se sentent trop acculés, ils vont réagir. Ils ont déjà envoyé, de manière informelle, des signaux pour faire comprendre que si nous allons trop loin, la Pologne bloquera beaucoup de décisions", met en garde un diplomate européen, qui avoue qu'il ne voit pas de "happy end" à cette histoire.
Vu l'attitude du gouvernement polonais, Beaucoup craignent donc qu'une confrontation brutale avec la Pologne ne se traduise par une paralysie totale du processus décisionnel européen, à l'heure où l'Union tente de tourner la page du Covid-19 et de se poser en leader de la lutte contre le réchauffement climatique. À moins que ce ne soit justement cette crise liée à l'état de droit qui finisse par empêcher l'Union de fonctionner…