Des fonctions purement animales, un comportement étrange...: qui est cet enfant trouvé seul dans un bois en France ?
Tout le monde connaît les histoires de Mowgli ou Tarzan, ces jeunes enfants abandonnés dans la nature, qui ont survécu élevés par des animaux. Si la littérature s’est emparée du mythe de l’enfant sauvage, celui-ci prend sa source dans des histoires qui ont bel et bien existé. Parmi celles-ci, figure le récit de Victor de l’Aveyron. Un enfant découvert nu, ne sachant pas parler et vivant tel une bête dans un bois du sud de la France à la fin des années 1790. Il devient rapidement un phénomène de société et un objet d'étude. Véritable "enfant sauvage" ou "idiot" abandonné ? Dans le cadre de son dossier "Il était une fois", LaLibre.be raconte l'histoire de Victor de l'Aveyron.
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Publié le 31-10-2021 à 11h58 - Mis à jour le 18-02-2022 à 16h28
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En mars 1797, au petit village de Lacaune dans le Tarn (sud de la France), des habitants font une étonnante découverte. Dans les bois avoisinant le village, ils aperçoivent un jeune garçon d’environ 9 ou 10 ans, entièrement nu, ne sachant ni parler, ni se tenir droit. Craintif, l’enfant ne se laisse pas approcher par les hommes. Il semble (sur)vivre seul en pleine nature, se nourrissant de glands et de racines qu’il ramasse lui-même. Il a pour seul abri une hutte bâtie avec des branches et du feuillage. Après plusieurs jours de traque, il est capturé lors de sa cueillette. Les lacaunais tentent de le ramener au village, mais le garçon, habile, parvient à tromper ses ravisseurs et s’enfuit.
Ce n’est qu’à la mi-juillet 1799 que trois chasseurs tombent à nouveau nez à nez avec lui et s’en emparent. Il reste quelques jours à Lacaune, où il apprend à faire cuire des aliments. Il finit par s’échapper, lassé des mauvais traitements que lui inflige la veuve à qui il a été confié. Déboussolé, le garçonnet ne retrouve pas son chemin et erre dans les montagnes. Vêtu d’une chemise en lambeaux, reste de son séjour à Lacaune, il vagabonde six mois durant, se nourrissant de ses propres récoltes ou mendiant auprès des hommes qu'il croise dans les hameaux sur son chemin. C’est ainsi qu’il traverse l’hiver rigoureux de 1799.
Bête curieuse
Puis au petit matin du 8 janvier 1800, il est retrouvé auprès du feu de cheminée de la maison du teinturier du village de Saint-Sernin-sur-Rance, dans l'Aveyron. Tout le voisinage se presse alors pour voir cet enfant inconnu, qu'on dit sauvage. Terrorisé, il tente de mordre quiconque s'approche de lui. Parmi les curieux, l'abbé Pierre Joseph Bonnaterre, naturaliste et professeur d'histoire naturelle à l'école centrale de l'Aveyron, parvient à approcher le garçonnet visiblement fatigué et affamé, avec des gestes de tendresse. Les autorités sont informées de la trouvaille. Il entre à l'hospice de Saint-Affrique, où l'abbé, le premier savant à l'étudier, constate son état primitif, qu'il dépeint dans un rapport. "Cet enfant n'exerce que des fonctions purement animales (…) Ses désirs ne dépassent pas ses besoins physiques. Les seuls biens qu'il connaisse dans l'univers sont la nourriture, le repos et l'indépendance".

Au début de son séjour à l'hospice, le garçon ne supporte aucun vêtement, "il les quitte aussitôt qu'on l'a habillé ou les déchire lorsqu'il ne peut s'en débarrasser", et ne supporte pas non plus de se coucher dans un lit, préférant le sol, bien qu'il "s'y accoutume peu à peu". A première vue, il semble sourd et complètement muet. Il finit ensuite par exprimer des cris gutturaux seulement. L'abbé Bonnaterre remarque que s'il ne manifeste aucune perception du bruit, il réagit à certains sons indiquant de la nourriture. Son odorat et son goût sont par contre davantage développés. Il "ne prend un aliment qu'après l'avoir flairé", et ne se nourrit que de pommes de terre, de noix, et de châtaignes crues. Peu habitué à la vie en société, l'enfant fait ses besoins n'importe où, à la vue de tous. Il cherche constamment à s'échapper de sa démarche mal assurée.
"Tout son corps est couvert de cicatrices, dont la plupart paraissent avoir été produites par des brûlures", constate Bonnaterre. Une en particulier sur son cou semble être la résultante d'un objet tranchant. Pour le naturaliste, ces entailles sont la trace de sa vie nue dans la forêt, davantage que des stigmates de mauvais traitements qu'il aurait essuyés. Une hypothèse qui va être contredite bien plus tard par le chirurgien Serge Aroles. Il soutient au début des années 2000, qu'au vu de ses cicatrices, Victor était un faux enfant sauvage mais un véritable enfant martyr.
Au sein de l’institution, l’enfant fait des progrès. Il apprend à contrôler son sphincter. Il mange et s’habille seul. Et si dans des accès de colère il tente toujours de mordre, il devient moins craintif et plus doux.
Le mystérieux enfant sauvage
Rapidement, la presse s’empare de l’histoire et bientôt toute la France ne parle plus que du "Sauvage de l’Aveyron", avec son lot de rumeurs. Certains le disent velu comme un ours, d’autres capable de nager comme canard ou de sauter d’arbre en arbre comme un écureuil…
Mais d’où vient ce garçon ? Combien de temps a-t-il vécu seul dans la nature ? Personne ne sait exactement. Il circule qu’il est le fils d’un notaire de Lacaune, issu d’un mariage légitime, mais abandonné par ses parents en 1794 ou 1795 vers l’âge de six ans, en raison de son mutisme. Deux hommes rencontrent l'enfant durant son séjour à l’hospice de Saint-Affrique, mais aucun d'entre eux ne reconnait son fils perdu. Plus personne ne le réclame ensuite.
Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Lucien Bonaparte apprend la découverte de ce "sauvage" dans les journaux et finit par ordonner le rapatriement de l’enfant à Paris pour être examiné et soigné.
De fait divers à objet de science
Le garçon arrive ainsi dans la capitale en août 1800. Il y fait sensation. Les badauds se pressent pour le voir. Son histoire suscite engouement et controverse. Le Journal de Paris affirme que le "Sauvage de l'Aveyron" n'est qu'un comédien qui joue un rôle. Le garçon fait également l'objet de pièces de théâtre et de romans, qui entretiennent ainsi le mythe du sauvage.
Les savants et intellectuels s’intéressent aussi à lui. Berceau de l’anthropologie française, la Société des observateurs de l’homme, créée en 1799, qui rassemble médecins, naturalistes, philosophes, écrivains, historiens, linguistes, archéologues… s’empare du cas du Sauvage pour tenter de déterminer si son retard mental est dû à son isolement ou à un handicap. Il est notamment examiné par le docteur aliéniste Philippe Pinel, précurseur de la psychiatrie et de nos psychothérapies modernes. Dans un rapport qui sera officiellement présenté en 1801, Pinel conclut que le Sauvage de l’Aveyron est un "idiot de naissance", en comparant son cas avec ceux d’autres enfants atteints de démence avérée.
Tentative d’éducation avec le docteur Itard
Pensionnaire de l’école des sourds-muets depuis son arrivée à Paris le "Sauvage de l’Aveyron" est confié au médecin de l’institut, Jean Itard, qui tente de l’éduquer. Pour lui, le retard mental de l’enfant est lié à son manque de socialisation. Le docteur Itard rejoint ainsi les thèses rousseauistes, voulant que l’homme se distingue de l’animal non pas par sa raison innée, mais par sa perfectibilité.

"Un médecin d'une réputation justement méritée vient (…) de décider que ce prétendu sauvage n'est autre chose qu'un imbécile. Les changements favorables survenus dans les facultés morales de cet enfant, depuis qu'il a été confié à mes soins (…) ne me permettent pas de partager son opinion", écrit alors Itard dans un courrier adressé aux autorités. Il souhaite poursuivre l'éducation du garçon.
Il lui fait suivre un programme psychopédagogique durant plusieurs années, aidé par Mme Guérin chargée de veiller sur l'enfant. C'est à ce moment là qu'Itard nomme le garçon Victor, en raison de la joie qu'exprime l'enfant lorsqu'il entend un mot avec la lettre O, rapporte-t-il dans Mémoire sur les premiers développements physiques et moraux du jeune Sauvage de l'Aveyron (1801). L'origine de son nom est en réalité liée au nom du roman à succès de François Guillaume Ducray-Duminil, "Victor ou l'enfant de la forêt", publié en 1796, dont l'histoire ressemble à celle du désormais Victor de l'Aveyron. Itard publiera plusieurs rapports sur le développement des facultés mentales de son protégé. Le dernier qu'il signe date de 1806.
Dans cet écrit, Itard fait l'aveu de son échec. Devenu adolescent, Victor est retombé dans "ses premiers abrutissements". Il grossit, passe ses journées à se balancer seul et s’adonne à des masturbations frénétiques. En 1811, alors âgé d’une vingtaine d’années, Victor est renvoyé de l’école des sourds-muets, qu’il quitte avec Mme Guérin, auprès de laquelle il finira sa vie, bien loin de l’agitation publique qu’il a connu. Il vit à ses côtés pendant encore dix-sept ans, à l'impasse des Feuillantines située dans le quartier du Val-de-Grâce à Paris. La même rue où vit le jeune Victor Hugo. Victor de l'Aveyron y meurt en 1828, complètement oublié et n’ayant jamais réussi à parler. Son corps sera jeté dans la fosse commune.