Et l'Union soviétique s'effondra : "J'ai eu la chance exceptionnelle d’assister à l'agonie de l'URSS au côté de Gorbatchev"
A l'occasion de la mort de Mikhaïl Gorbatchev, ce mardi 30 août 2022, nous vous reproposons cette rencontre inédite avec l'ancien porte-parole du dernier dirigeant de l'URSS. Andreï Gratchev revient sur les événements qui ont mené à la dissolution de l’Union soviétique et à la démission de Mikhaïl Gorbatchev, le 25 décembre 1991. Lorsqu'il a été désigné porte-parole du président, il ne savait "pas encore qu’on vivait les derniers mois de l’URSS", mais je voulais "accompagner Gorbatchev dans l’ultime tentative de la poursuite de son projet" de transformation du régime.
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- Publié le 25-12-2021 à 09h32
- Mis à jour le 31-08-2022 à 08h24
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"Je suis assis en face du Président dans son bureau du Kremlin. Il est 17 heures, ce 25 décembre 1991. Dans deux heures exactement, Gorbatchev va quitter son prestigieux bureau […] pour gagner un studio de télévision aménagé à côté, où il prononcera en direct sa déclaration de démission. Quand il en reviendra, il ne sera plus que l'ex-président d'un État qui aura cessé d'exister", l'URSS. Andreï Gratchev est aux premières loges ce jour-là dans les salons du Kremlin, "auditeur privilégié du premier et dernier président (élu, NdlR) de l'URSS au moment même où il va mettre fin à cette expérience unique". Il est devenu le porte-parole du père de la glasnost et de la perestroïka depuis quelques semaines, après l'avoir accompagné dans presque tous ses voyages à l'étranger, depuis 1985, à la rencontre des Reagan, Bush, Thatcher ou Mitterrand. Nommé en septembre 1991, "je ne savais pas encore qu'on vivait les derniers mois de l'URSS, mais je voulais accompagner Gorbatchev dans l'ultime tentative de la poursuite de son projet" de transformation du régime.
L'histoire à laquelle Andreï Gratchev a assisté et participé, en tant que membre de la nomenklatura, il la raconte et l'analyse à l'aune de son vécu au cœur du pouvoir, dans le livre qu'il vient de publier, Le Jour où l'URSS a disparu (éditions de l'Observatoire). L'ancien apparatchik se sent même chanceux, comme il l'écrit, d'avoir pu "assister à l'agonie de l'URSS au côté du premier et dernier président légalement élu de l'Union soviétique" et "l'accompagner dans la pénible ascension de son Golgotha personnel".

Nous avons rencontré l'auteur à Paris, où il vit depuis 20 ans, quelques jours avant l'anniversaire de la démission de Gorbatchev, le 25 décembre. On apprend qu'elle aurait pu être commémorée la veille, si Andreï Gratchev n'avait pas convaincu son patron d'attendre 24 heures de plus pour préserver le réveillon de Noël des centaines de millions de catholiques à travers le monde. "Je l'ai supplié : 'S'il vous plaît, Mikhaïl Sergueïevitch, pas le soir du 24 ! Ne leur gâchez pas cette soirée'." Baptisé en cachette par sa grand-mère orthodoxe, Gorbatchev a suivi son conseil : "D'accord, on le fait le lendemain. Mais pas plus tard !"
Rencontre secrète dans une résidence de chasse
Ce 25 décembre 1991 donc, Andreï Gratchev se sent envahi d'une "immense tristesse", même si "l'essentiel des émotions était déjà consumé" depuis le 8 décembre 1991, nous explique-t-il d'une voix lente et posée. "On a appris le décès de l'Union soviétique dès la rencontre secrète qui a eu lieu ce jour-là dans une résidence de chasse de la nomenklatura, dans la forêt de Belovej, entre les trois dirigeants des républiques slaves." Le Russe Boris Eltsine, l'Ukrainien Leonid Kravtchouk et le Biélorusse Stanislas Chouchkevitch, qui n'avaient pas lésiné sur la bouteille ni sur les moments de détente au sauna, avaient décidé à trois de la dislocation de l'Union soviétique et de la naissance de la Communauté des États indépendants (à laquelle adhéreront huit des autres républiques). Ce qui signifiait aussi "qu'ils viraient le Président".
Mikhaïl Gorbatchev avait espéré sauver l'intégrité territoriale de l'URSS avec la signature d'un traité établissant une Union des États souverains entre les quinze républiques. Il pensait que le maintien de l'Union soviétique réformée et démocratisée éviterait que des conflits n'éclatent entre différentes nationalités. "Son ambition, son défi, mais aussi le sens de sa mission étaient d'essayer d'introduire une transformation radicale aux dimensions d'une révolution, mais en faisant l'économie de tout ce qui accompagne les révolutions : les violences, la guerre civile, la confrontation des forces extrêmes", rapporte Andreï Gratchev.
"Mais voilà, Eltsine, Kravtchouk et Chouchkevitch ont annoncé leur décision de sortir de l'URSS et donc de la dissoudre. Gorbatchev aurait pu envoyer le Spetsnaz soviétique pour les arrêter, mais il ne l'a pas fait. On comprenait bien que, dans les prochains jours, il s'agirait plutôt de gérer l'atterrissage en douceur de l'objet historique non identifié qu'était l'URSS. Le souci principal de Gorbatchev était de garantir que cette transition politique - dramatique - prendrait la forme d'un processus juridique, c'est-à-dire que la décision de la mise à mort de cet État ne se résumerait pas à un assassinat par trois brigands qui s'étaient réunis dans la forêt." Il fallait aussi éviter autant que possible que l'éclatement de cet État multinational, héritier de l'ancien empire russe, s'accompagne de violences - il y en avait déjà eu en Lituanie en janvier 1991 quand les chars soviétiques avaient pénétré dans Vilnius - et faire en sorte qu'il soit décidé par les instances politiques.
Puisque "la ligne du démembrement du pays et de la dislocation de l'État a gagné", dira Gorbatchev ce 25 décembre-là, "conserver les conquêtes démocratiques de ces dernières années est pour moi d'une importance vitale. Elles sont le fruit douloureux de notre histoire, de notre expérience tragique".

Un effondrement brutal
Les raisons qui ont conduit à l'effondrement brutal de l'URSS sont évidemment multiples. Elles vont des velléités de libération du joug soviétique à l'abolition du rôle dirigeant du Parti communiste (voulue par Gorbatchev), en passant par la terrible crise économique vécue par le peuple. Car "derrière la façade impressionnante se cache une réalité de désolation et d'impuissance", rappelle Gratchev.
Gorbatchev avait d'ailleurs espéré pouvoir compter sur le soutien américain pour traverser la tempête de la réforme d'une économie hautement centralisée, bureaucratique et très militarisée, dont le prix s'annonçait exorbitant. Mais "cette aide lui a été refusée. Il en a été très amer. Les Américains ne voyaient plus d'avenir en lui et préféraient miser sur le successeur, qui était Eltsine. Ils ont vu juste parce que, avec l'installation d'Eltsine au Kremlin, ils ont obtenu quelqu'un qui était beaucoup plus disposé à suivre leurs conseils, parfois leurs directives, et même à installer, comme vient de l'annoncer Poutine, des conseillers américains dans les ministères russes".
Une nouvelle union "ni socialiste ni soviétique"
Le projet imaginé par Mikhaïl Gorbatchev, attaqué par les radicaux, les conservateurs et les nationalistes, aurait pu être réalisé s'il n'avait pas été victime de deux putschs, pense encore Andreï Gratchev. Avant la réunion secrète de Belovej, le 8 décembre 1991, il y avait déjà eu le coup d'État du 19 au 21 août 1991, initié, lui, par les conservateurs, partisans du maintien d'une Union soviétique dans sa forme "dure".

"Jusqu'au putsch du mois d'août, on pouvait croire que la transition en douceur d'un État à l'autre, choisie par Gorbatchev, était encore possible", témoigne Andreï Gratchev. "Le projet gorbatchévien avait commencé à enlever l'un après l'autre les trois supports sur lesquels reposaient les fondations de l'État : l'utopie communiste, la coercition comme moyen de sa réalisation et la confrontation avec le monde", analyse l'ancien porte-parole. "Son intention était d'opérer la mue de cet État en un État fédéral, moderne, en une association volontaire des républiques de l'ancien empire qui étaient maintenues jusque-là au sein d'un État exclusivement par la force."
Cette construction, qui "n'aurait plus été ni soviétique ni socialiste", "pouvait-elle être vivable ? Personne ne le sait", livre l'historien, rappelant la volonté de Gorbatchev de cesser la coûteuse confrontation avec l'Ouest. "Mais - c'est ma conviction - le maintien d'un État, même dans une forme symbolique, aurait permis à la société soviétique et au monde entier de faire l'économie des conflits entre les ex-républiques, des conflits en Ukraine, en Géorgie, dans le Caucase ou dans le Karabakh." Il aurait aussi permis de "faire l'économie de la confrontation à mon avis inutile et dangereuse, du clash des ambitions stratégiques plus que des véritables intérêts, avec l'Ouest. Le conflit de prestige peut s'avérer pas moins dangereux que le conflit des armées".
Un "putsch d’amateurs"
On ne le saura jamais. En ce mois d'août 1991, Mikhaïl Gorbatchev n'a rien vu venir. Un de ses proches, Alexandre Iakovlev, qui avait des taupes au sein des services secrets, l'avait pourtant averti, raconte Andreï Gratchev : "Vos ennemis affûtent leurs couteaux." Mais le Président, qui avait pourtant été également informé par les Américains, avait répondu "Sacha (Sacha, en russe, est un diminutif d'Alexandre, NdlR), tu exagères", avant de partir en vacances en Crimée. "Lui-même avoue qu'il a péché par excès d'assurance. On peut le comprendre. Il était tellement soulagé, suite à la conclusion d'un accord sur la nouvelle union avec les dirigeants des républiques, y compris avec Boris Eltsine qu'il percevait à juste titre comme son concurrent politique principal, qu'il a cru que l'ensemble de ses problèmes étaient déjà dépassés…"
C'est alors que les putschistes ont envoyé les blindés sur la place Rouge pour annoncer "la fin de la 'récréation' démocratique" et "l'internement, dans sa résidence d'été de Crimée, de son initiateur Gorbatchev". Pendant 73 h, le bouton nucléaire n'est même plus entre ses mains, relate Andreï Gratchev. Mais ils avaient sous-estimé la réaction du président de l'URSS et de celui de la Russie. Gorbatchev a enregistré une déclaration vidéo pour dénoncer le putsch et fait sortir la cassette grâce à une secrétaire qui l'avait dissimulée dans sa culotte. Pendant ce temps, Boris Eltsine surfait sur la vague de protestation populaire et se hissait sur les chars à Moscou. Le "putsch des amateurs" a fini par échouer - personne n'avait osé ordonner de faire couler le sang - et "la construction assez fragile du projet gorbatchévien s'est effondrée".
L’otage de Boris Eltsine

"Gorbatchev devait sa libération à la résistance dirigée par Eltsine. Même s'il était de retour à son poste à Moscou, après avoir été l'otage des putschistes, Gorbatchev est revenu de ses vacances avec le statut d'otage politique du président russe", dont l'ambition était de détruire le projet d'État d'union et de prendre possession du Kremlin.
La relation entre les deux hommes, "semblables et rivaux", aura été chaotique, faite de coups bas et de rancœurs tenaces. Après le 23 décembre 1991, ils ne se sont plus revus ni parlés, rapporte Andreï Gratchev. Le 27 décembre, deux jours avant la date convenue, Eltsine prendra possession du bureau de Gorbatchev, qu'il convoitait depuis des mois, pour y descendre une bouteille de whisky avec ses acolytes.
Le président russe est décédé, et son dauphin Vladimir Poutine aux commandes de la Russie depuis plus vingt ans. "Nous ne sommes qu'à la moitié du chemin qui va d'un régime totalitaire à la démocratie et la liberté", constatait cette année Mikhaïl Gorbatchev, dans une interview à l'occasion de ses 90 ans. "Et la bataille continue."