Le nationalisme catalan dans une impasse : "Une ère se termine, les manifestations unionistes sont là pour le prouver"
La région catalane est confrontée à un déclin économique relatif. Le mouvement indépendantiste est accusé de s’enfoncer dans une rhétorique fanatique Une démarche qui ostracise de nombreux Catalans.
Publié le 04-01-2022 à 14h38
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En Espagne, les récents développements du problème séparatiste catalan ont surpris bien des commentateurs étrangers. Souvent, pour expliquer l’importance de la Catalogne dans l’économie ibérique, on a affirmé que la communauté autonome était le moteur économique de l’Espagne, voire sa seule vraie source de richesse. Une façon biaisée d’écrire l’Histoire.
Certes, la région catalane représente environ 18 à 19 % du produit intérieur brut espagnol. Certes, il s’agit de sa première région exportatrice et de la deuxième communauté autonome espagnole la plus peuplée, avec près de 7,5 millions d’habitants.
Pourtant, en se contentant de l'idée reçue selon laquelle la Catalogne est la seule région riche et industrialisée d'Espagne, les commentateurs se sont laissé surprendre par la fuite des sièges d'entreprise vers d'autres régions espagnoles et par les remous économiques que connaît la communauté autonome. Ils ont bien entendu évoqué l'incertitude juridique et politique qui règne aujourd'hui à Barcelone. Si la Catalogne devenait effectivement indépendante demain, elle sortirait ipso facto de l'Union européenne et de la zone euro. Elle serait donc confrontée à une crise monétaire et à la réapparition de tarifs douaniers à ses frontières.
Pourtant, l’exode des sièges sociaux, la baisse de la fréquentation touristique et la paralysie des investissements étrangers auxquels on assiste depuis plusieurs années ne sont pas un point de départ. Il s’agit de l’aggravation d’un processus plus ancien qui mène, depuis un quart de siècle, la région catalane sur le chemin de la stagnation, voire du déclin.
Depuis quatre ans, un peu plus de 3 200 entreprises catalanes ont transféré leur quartier général vers une autre région d’Espagne ; un millier d’entre elles ont aussi déplacé leur siège fiscal ; les réservations touristiques ont chuté de 7 % par rapport à la même période de l’année 2016 ; le chiffre d’affaires des hôteliers a baissé de 13 % et certaines zones ont même été touchées à hauteur de 40 % ; de grands investissements étrangers ont été reportés et certains projets ont échappé à Barcelone.
Le port de Valence, par exemple, a été préféré à celui de la capitale catalane par Citroën pour exporter les véhicules assemblés dans l’usine de Figueruelas, près de Saragosse.
Pendant des années, les responsables séparatistes ont expliqué que l’indépendance de la région ne ferait fuir personne. Ils affirmaient au contraire que les banques et les grandes entreprises se battraient pour s’installer dans une république catalane indépendante. Tous les économistes qui avaient le malheur de prétendre l’inverse étaient immédiatement rejetés dans le camp diabolique des agents de Madrid.
On aurait tort toutefois d’en déduire que seul l’accroissement des tensions liées à l’indépendantisme a nui aux intérêts économiques de la Catalogne. La stagnation qui touche la communauté autonome est palpable depuis les années 2000. Il faut, pour le comprendre, se pencher sur l’histoire économique récente de l’Espagne.
En 1980, la région sortait renforcée de la dictature grâce à la politique d’investissements du franquisme, dont les liens avec la bourgeoisie catalane sont bien connus, et qui avait décidé de miser sur l’industrialisation de cette zone frontalière avec la France. Le produit intérieur brut catalan frôlait alors les 550 milliards de pesetas (35 % de plus que la Communauté de Madrid) et sa richesse par habitant atteignait les 938 000 pesetas (6 % de plus que chaque Madrilène). La région catalane expliquait ainsi à elle seule 19,1 % du PIB espagnol, contre 14,1 % pour la Communauté de Madrid.
Longue érosion
En 1990, la différence entre la richesse totale des deux régions passait de 35 à 12,5 % ; en 2007, elle n’était plus que de 5 % ; à la fin de l’année 2014, cet écart tombait à 0,5 %. Le résultat est d’autant plus extraordinaire que la Communauté de Madrid est aujourd’hui peuplée d’environ 6,5 millions d’habitants, 1 million de moins que la Catalogne. Si, en 1930, la Catalogne était en tête du classement des régions les plus riches (tant en PIB total qu’en PIB par habitant), elle n’est aujourd’hui plus que quatrième, derrière la région de la capitale, le Pays basque et la Navarre. Selon la Fondation des études d’économie appliquée (Fedea), la Communauté de Madrid est la région espagnole qui a le plus augmenté sa part dans la richesse nationale espagnole (+25,5 %) depuis 1980, là où la Catalogne a perdu en importance (-2,9 %).
Ce retournement de situation s’est produit à une époque où la décentralisation n’a jamais été aussi forte outre-Pyrénées. La Catalogne dispose à l’heure actuelle de près de 200 compétences propres, notamment en matière économique. De son côté, la région madrilène n’a pas été spécialement privilégiée par le gouvernement central en matière d’investissements.
En réalité, la politique économique menée par les autorités catalanes est largement en cause, alors que Barcelone avait reçu une impulsion décisive avec les Jeux olympiques de 1992, en grande partie financés par l’État central espagnol. Les dirigeants catalans, aussi bien de droite (Jordi Pujol, Artur Mas, Carles Puigdemont) que de gauche (Pasqual Maragall, José Montilla), ont mené une politique industrielle et infrastructurelle erratique qui a entraîné ce déclin relatif de la région.
Par ailleurs, l’imposition systématique du catalan dans tous les secteurs de la vie publique catalane a repoussé une partie des investisseurs étrangers, comme Bayer. En outre, il n’y a aucune commune mesure entre l’espagnol et le catalan au niveau international.
"Mais, plutôt que de prendre leurs responsabilités, les anciennes autorités de la Généralité de Catalogne ont préféré reprocher à Madrid tous les dysfonctionnements de l'économie régionale. À les écouter, tout est toujours de la faute de l'État central, ce qui est paradoxal dans un pays où les régions ont une telle marge de manœuvre et pour une économie qui dépend du financement d'urgence du gouvernement de Madrid", explique Bernardo Suner, économiste barcelonais.
"Le séparatisme a ceci de pervers que, sans forcément avoir recours à la force brute, il est capable, par une pression sociale insidieuse, de 'comprimer' toute opposition dans la rue ou dans d'autres milieux (école, collège, lycée, université, monde du travail, associations, commerces, etc.). Les Catalans opposés à l'indépendantisme ont ainsi dû supporter sans broncher des menaces plus ou moins voilées, le plafond de verre qui leur était imposé dans l'administration et de nombreuses entreprises, les graffitis vengeurs sur les murs de leur domicile, la marginalisation de leurs enfants dans les salles de classe, etc. Des années durant, ces citoyens de seconde zone ont patiemment enduré ce traitement en grande partie parce qu'ils se pensaient seuls, minoritaires et abandonnés. Mais ce temps est fini et les dernières manifestations unionistes de Barcelone (précédées d'autres marches ou rassemblements à Madrid, Tarragone, Lérida, etc.) sont là pour le prouver", explique l'historien Nicolas Klein.
Avec ses soutiens, Puigdemont cherche par ailleurs à diffuser une image de l’Espagne comme dictature néofranquiste qui emprisonne ses opposants politiques sur la seule base de leurs idées.
Il sait que les indépendantistes les plus fanatisés relayeront ce récit étant donné que, pour eux, Madrid est l’antre d’un monarque absolu et capricieux mais aussi d’un pouvoir sourcilleux et agressif.
Il s’agit pour Puigdemont et les nationalistes catalans d’entretenir ce fantasme et éventuellement d’en tirer parti d’un point de vue politique quelques années encore.