Les militants woke donnent de la voix sur les campus britanniques
Les universités sont le cadre de revendications identitaires importées des États-Unis.
Publié le 09-01-2022 à 13h27 - Mis à jour le 09-01-2022 à 13h28
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Des slogans retentissent devant Great St-Mary, l'église de l'université de Cambridge. "Du sang sur Cambridge, du sang sur vos études", hurle un étudiant à dreadlocks. Il est applaudi par une dizaine de ses camarades, également venus dénoncer "la longue histoire de la complicité de Cambridge dans les abus des droits de l'homme dans les pays du Sud à travers le colonialisme".
Avec sa concurrente historique Oxford, Cambridge est considérée comme l'élite de l'université britannique. Et comme l'université de l'Oxfordshire, celle du Cambridgeshire est le terrain de revendications sociétales fortes, en particulier ces dernières années sur des thématiques venues des États-Unis et qualifiées de "woke", (éveillé) qui placent l'accent sur la notion d'identité. "Je me suis présenté en décembre 2020 à l'élection du représentant des minorités ethniques et religieuses des étudiants de premier cycle de Jesus College pour aider les autres étudiants, car nous sommes dans une institution qui n'est pas diverse ethniquement", raconte Imran Mulla, étudiant de 19 ans en histoire. "L'université et les collèges prétendent refléter la société, mais ce n'est pas le cas, que ce soit ethniquement ou socialement. Même si l'on sent qu'ils cherchent à devenir plus divers et à être plus inclusifs."
Jesus College regarde le passé en face
Jesus College, qui comme tous les collèges de Cambridge est indépendant de l'université qui les chapeaute, est souvent mis en avant pour son avant-gardisme. Outre son activité en faveur des minorités, Imran Mulla, explique avec fierté que "nous avons convaincu Jesus College de demander le retrait de la plaque commémorative en l'honneur de Tobias Rustat, un riche commerçant du XVIIe siècle. La chapelle du collège ne peut pas être totalement inclusive si elle continue à célébrer des participants à la traite des esclaves comme Rustat, et certains étudiants s'y sentaient d'ailleurs mal à l'aise." L'Église d'Angleterre, responsable de la chapelle, doit encore notifier sa réponse définitive.
Tara Choudhury, 21 ans, la responsable des questions liées aux minorités ethniques du syndicat étudiant au niveau de l'université, insiste sur le fait "qu'il n'est pas question de faire tomber des statues". Elle fait ainsi référence au jet de la statue d'un esclavagiste dans le port de Bristol en juin 2020, après le refus de responsables politiques et de commerçants locaux de voir son rôle de négrier précisé sur une plaque. "Nous travaillons avec les collèges, les musées et les bibliothèques pour ne pas célébrer les personnes liées à la traite des esclaves et voir si des objets ont été volés à l'étranger." Jesus College se trouve à la pointe sur cette question. Le 27 octobre, il a été la première institution au monde à rendre une des pièces de sa collection volée, en l'occurrence par l'armée britannique lors de la mise à sac à la fin du XIXe siècle de Benin City, dans le sud du Nigéria.
Les transgenres veulent être respectés
Autre sujet majeur pour les activistes les plus déterminés, les thématiques liées au genre. En 2015, l’antenne du syndicat étudiant de Cambridge en charge des minorités sexuelles (LGBT +) avait réclamé le boycott de Germaine Greer, féministe australienne et ancienne étudiante de Cambridge, accusée de transphobie, c’est-à-dire d’aversion vis-à-vis des transgenres. Cette thématique a pris une ampleur nationale suite à la démission le 28 octobre de Kathleen Stock de son poste de professeur de philosophie à l’université de Sussex. Des manifestations étudiantes s’étaient multipliées à son encontre depuis qu’elle a déclaré en 2018 qu’il fallait distinguer les femmes transgenres des femmes biologiques en raison de la différence de leurs expériences personnelles. Un point de vue similaire à celui de Germaine Greer.
Du côté des activistes, Tamsin Blaxter, une transgenre de 32 ans, ancienne étudiante demeurée à Cambridge pour ses recherches universitaires, confirme que "l'ambiance et le débat sont devenus bien plus anxiogènes" ces dernières années. Elle fait campagne pour réduire "les difficultés rencontrées au quotidien par les trans". Tamsin Blaxter raconte avoir été elle-même "interdite d'événements universitaires car je ne portais pas les vêtements d'un homme et j'ai explicitement été victime de harcèlement moral", témoigne-t-elle. Un temps représentante des minorités sexuelles pour son collège, Tamsin Blaxter avait mené des campagnes en faveur d'évolutions très concrètes, comme la mise en place de toilettes mixtes ou la possibilité de modifier son genre dans les registres universitaires. "Mais les choses avancent lentement."
À la limite du harcèlement moral
Ces actions ne plaisent pas à tous. De nombreuses féministes comme Kathleen Stock et Germaine Greer voient en ces changements, officiellement déployés pour empêcher que les transgenres soient "blessés" psychologiquement, une dilution des avancées sociales obtenues au nom des femmes. Deux cents universitaires ont également publié le 17 octobre une lettre de soutien à la professeure de philosophie de l'université de Sussex en condamnant "les activistes transgenres harceleurs sur les campus". À leurs yeux, ceux-ci portent atteinte à la liberté d'expression et leurs actions relèvent du harcèlement moral et de la discrimination.
Une réaction qui n’altère pour le moment pas la motivation des activistes.
Quatre casseurs de statue acquittés par un jury à Bristol : Ils n’avaient pas nié les faits. En juin 2020, en marge d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter, quatre jeunes Britanniques avaient mis à terre une statue d’un marchand d’esclaves du XVIIIe siècle, Edward Colston, et l’avaient jetée dans la rivière Avon. Un acte politique et non criminel, selon les partisans des militants. "Le véritable crime, c’était que la statue était encore sur place quand ils l’ont abattue", a estimé le député du parti Labour Clive Lewis. Au terme d’un procès de neuf jours, le 5 janvier, les avocats de la défense ont exhorté les membres du jury à "se placer du bon côté de l’Histoire". Reste qu’en obtenant gain de cause, les quatre militants créent un "précédent dangereux", selon l’ancien rédacteur en chef du tabloid The Sun, Kelvin MacKenzie. "N’importe quel gauchiste peut désormais se dire qu’il peut casser ce qu’il veut tant qu’il chante le slogan hate crime", prévient-il. Malgré les chutes de statues des dernières années, un débat national consensuel sur le traitement de l’histoire peine à se dessiner. S.G.