Pourquoi ces bruits de bottes aux portes de l’Ukraine
Cet article s'inscrit dans notre couverture spéciale "Ukraine : le spectre d'un conflit majeur".
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- Publié le 28-01-2022 à 19h21
- Mis à jour le 30-01-2022 à 15h37
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Les relations entre Russes et Occidentaux connaissent un spectaculaire regain de tension depuis quelques mois avec une question présente avec acuité dans tous les esprits : la Russie s’apprête-t-elle à envahir l’Ukraine ? Retour sur les événements qui ont mené à la crise actuelle.
1. Où le conflit trouve-t-il son origine ? Pourquoi la situation s’est-elle envenimée ?
Moscou, qui avait déjà vu d’un mauvais œil la "révolution orange" de 2004 en Ukraine, n’a toujours pas digéré que la "révolution de la dignité", proeuropéenne, ait à nouveau porté un gouvernement pro-occidental au pouvoir en 2014. Vladimir Poutine ne voit pas d’un œil très favorable la consolidation de cette démocratie dans un pays qu’il considère comme le "berceau de la Russie" et dont l’existence même lui apparaît comme une incongruité. C’est dans ce contexte qu’il a annexé la Crimée, en violation de toutes les règles de droit international, et viole l’intégrité territoriale de l’Ukraine en y soutenant une guerre hybride qui a tué près de 14 000 personnes dans l’Est et déplacé plus de 1,5 million d’habitants.
La situation, huit ans plus tard, reste complètement enlisée sur le terrain. Le processus de Minsk, qui vise à sceller la paix dans le Donbass, est trop longtemps resté dans les limbes - les parties s’accusant mutuellement de ne pas respecter les accords. La reprise du dialogue entre négociateurs russes et ukrainiens, sous médiation franco-allemande, mercredi dernier à Paris, est encore trop récente pour savoir si Moscou compte se réengager dans le processus qu’il avait préféré délaisser.

Les Russes comprennent que le temps ne joue pas en leur faveur. Kiev, qui a ancré son orientation euro-atlantique dans une nouvelle Constitution, développe sa puissance militaire au fil des ans et des livraisons de nouveaux armements de pointe. Si l’Ukraine n’entre pas dans l’Otan, c’est l’Otan qui va finir par entrer en Ukraine, soulève-t-on à Moscou. Aussi la Russie utilise-t-elle le déploiement de troupes et de matériel à la frontière ukrainienne pour faire monter la pression, pousser à lancer des négociations sur l’Ukraine et, plus largement, sur toute l’architecture de sécurité en Europe. Les rancœurs des trente dernières années, ressassées, ont refait surface.
2. Que réclame concrètement la Russie ?
Moscou a publié le 17 décembre dernier deux projets d'accord clefs en main : un traité bilatéral avec Washington et un accord de sécurité avec l'Otan visant à contenir leurs activités en Europe orientale. Il y est question d'en finir avec l'élargissement de l'Alliance (à l'Ukraine notamment), de retirer ses forces des pays de l'Est où elles se sont installées (en Roumanie par exemple) et d'interdire toute présence militaire future dans des pays non membres de l'Otan en Europe orientale, en Asie centrale et dans le Caucase du Sud. La Russie leur propose donc tout simplement de dégager de son voisinage, de faire marche arrière - à défaut de pouvoir dissoudre l'Otan comme le pacte de Varsovie en son temps. Ce qui, pour l'Ukraine, revient à neutraliser son territoire et, pour les Alliés, à accepter de rebâtir en profondeur tout l'ordre de l'après-guerre froide. L'objectif du président russe, pour qui l'effondrement de l'URSS reste "la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle", est notamment de sécuriser son influence dans l'espace post-soviétique et de léguer à son successeur une superpuissance en héritage.
La toile de fond historique prend ici toute son importance. L'ancien officier du KGB, qui était en poste en RDA lorsque le mur de Berlin est tombé, avait difficilement supporté de voir son grand pays relégué au rang de "puissance régionale", comme l'avait asséné Barack Obama en son temps. Occidentaux et Russes ont une lecture différente de la fin de la guerre froide : les premiers estiment l'avoir gagnée, tandis que les seconds assurent qu'elle est le fruit d'une décision politique agréée par les Américains et les Soviétiques. Les Russes estiment aussi, et c'est au cœur des tensions actuelles, que les Alliés leur ont fait un enfant dans le dos en élargissant l'Otan à des pays d'Europe centrale et orientale, y compris aux anciennes républiques soviétiques d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie. Vladimir Poutine a, récemment encore, accusé les Occidentaux d'avoir "effrontément trompé" Moscou dans les années 1990 en violant une présumée promesse de ne pas élargir l'Otan. Si ce narratif trouve largement place dans les médias russes, le fait est qu'aucun engagement n'a été négocié ni signé en ce sens.
3. Qu’ont donné jusqu’ici les négociations entre Russes et Occidentaux ?
En massant des troupes à la frontière ukrainienne dès le printemps dernier, Vladimir Poutine a obtenu ce qu'il voulait : un sommet avec Joe Biden. Cette rencontre, qui s'est déroulée le 16 juin à Genève, revêtait une portée symbolique pour le président russe qui tenait à se hisser à la hauteur de son homologue américain.

Il n'a pas été question que de l'avenir de l'Ukraine et de la sécurité européenne ; les deux États s'opposent aussi sur le front des cyberattaques ou de la répression de toute forme d'opposition au Kremlin. Si quelques modestes avancées concrètes ont été enregistrées, comme la décision d'entamer "des consultations sur la cybersécurité", la tension n'est pas retombée pour autant. La fièvre est même remontée de plus belle à l'automne, quand l'Otan a annoncé, début novembre, que la Russie pourrait attaquer l'Ukraine en février ou mars 2022. Une vidéoconférence entre Joe Biden et Vladimir Poutine, le 7 décembre, n'a guère permis de mettre fin aux passes d'armes et autres menaces de terribles sanctions européennes et américaines. Le président russe a même promis, le 21 décembre, de "prendre des mesures militaires et techniques adéquates de représailles", "en cas de maintien de la ligne très clairement agressive de nos collègues occidentaux".
Un nouveau cycle de négociations diplomatiques était devenu indispensable pour tenter d'amorcer une désescalade. Plusieurs sessions ont été organisées en janvier, entre Russes et Américains - seuls vrais décideurs s'agissant des questions de sécurité, selon Moscou -, entre Russes et Alliés et même au sein de l'Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE). Moscou, qui, pistolet sur la table, s'est mis en position de dicter l'agenda, a très clairement fait savoir qu'il attendait des réponses précises et écrites à ses revendications, sans offrir pour autant de contrepartie valable. Si les États-Unis et l'Otan se sont pliés à l'exercice, mercredi, ils ne l'ont pas fait dans le sens escompté par la Russie : la fin de la politique d'élargissement de l'Alliance et un retour de ses déploiements aux frontières de 1997, c'est non. Dans la lettre qu'il a fait parvenir à Moscou, le secrétaire d'État américain Antony Blinken a toutefois proposé d'entamer des négociations sur le contrôle des armements, la question des missiles stratégiques et des armes nucléaires, notamment. Autant d'idées qui, selon lui, ont "le potentiel d'assurer la sécurité des Alliés et de répondre aux attentes de la Russie". Son homologue Sergueï Lavrov n'a pas fermé la porte.
4. La menace d’une invasion de l’Ukraine est-elle réelle ?
Sur le terrain, la pression reste maximale, au sud, à l’est et au nord.

Du matériel lourd a été acheminé à l'automne (des systèmes de défense antiaérienne notamment) vers la frontière, suivi d'unités mobiles puis, en début d'année, de matériel plus léger et de convois de munitions. Russie et Biélorussie ont en outre annoncé des exercices "impromptus" de préparation au combat, si bien que l'Ukraine se retrouve encerclée avec plus de 100 000 hommes à ses portes. Autant de manœuvres qui accentuent la pression sur les Occidentaux, mais qui augmentent aussi le risque de dérapages et diminuent les velléités de faire un pas vers l'autre. Une réunion du Conseil de sécurité de l'Onu en discutera ce lundi.

À la Russie, qui accuse Kiev et les Alliés de se comporter de manière agressive et s'estime dans le droit de défendre ses intérêts légitimes, les Européens ont beau jeu de rétorquer que, s'il y a un agresseur, il est à chercher du côté de Moscou. La Russie ne cesse de répéter qu'elle n'a aucune intention d'attaquer l'Ukraine, mais elle "a violé au moins douze traités internationaux et bilatéraux", "garantissant l'égalité souveraine et l'intégrité territoriale des États, l'inviolabilité des frontières, l'abstention de recourir à la menace ou à l'emploi de la force, et la liberté des États de choisir ou de changer leurs propres dispositifs de sécurité", rappelle le Service d'action extérieure. "La Russie continue de ce fait à menacer l'ordre de sécurité européen en son cœur et à mettre en péril l'ordre international fondé sur des règles."
Si vis pacem para bellum. Face aux manœuvres russes, les Alliés livrent des armes et du matériel à l'Ukraine, l'Otan est sur le qui-vive et des soldats, dont 8 500 Américains, sont placés en alerte. "Il y a un risque réel d'invasion russe de l'Ukraine", a assuré la cheffe de la diplomatie belge, Sophie Wilmès, à La Libre . Si les chancelleries occidentales, très inquiètes, rivalisent d'avertissements face à un risque de conflit, la menace d'une intervention russe en Ukraine prendra-t-elle la forme d'une "invasion" pour autant ? Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, a récemment déclaré que le nombre de soldats russes déployés le long de la frontière de son pays n'était pas suffisant pour une attaque majeure à ce stade. Les experts, aussi, tendent à relativiser, car les Russes ne seraient pas en mesure de supporter le coût - humain, économique et financier, politique - d'une telle aventure face à une armée modernisée et, encore moins, de tenir ce vaste territoire à la population hostile. Si intervention russe il y a - sachant que la Russie est déjà présente sur le sol ukrainien -, la question est plutôt de savoir quelle forme elle pourra prendre. La gamme d'actions permettant d'affaiblir l'Ukraine se révèle variée : agressions militaires ciblées, soutien à une offensive des séparatistes du Donbass, livraisons d'armes, reconnaissance de l'indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk, cyberattaques à répétition, entretien du conflit hybride de basse intensité, opérations de sabotage, etc.
C’est le doute sur les intentions russes, le flou de la situation, la volonté réelle ou supposée de Vladimir Poutine qui rendent finalement la situation très incertaine et lui permettent de marquer le rapport de force. En tout état de cause, le statu quo n’est, pour la Russie, plus acceptable.