L’antisémitisme se banalise-t-il dans l’espace public français?
Les discours calomnieux se multiplient. Pourtant, la majorité de la société ne souscrit pas à l’antisémitisme.
- Publié le 03-02-2022 à 12h55
- Mis à jour le 03-02-2022 à 12h56
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Scotchée sur le dos d’une manifestante, une étoile jaune grossièrement dessinée, avec écrit dessus "Non vaccinée". Dans un autre cortège, un homme brandit une pancarte avec l’interrogation "Mais qui ?" écrite en lettres majuscules, à côté de plusieurs noms de personnalités de la sphère politique et médiatique qualifiés de "traîtres" : "Fabius, Attali, Buzyn, Attal, Véran, BFM Drahi, Macron, Salomon, Sorhos, K. Schwab, BHL, Ferguson…" Dans plusieurs défilés antivax et anti-pass vaccinal, des manifestants n’ont pas hésité à comparer ces derniers mois la situation des non-vaccinés à celle des Juifs traqués par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale ou ont dénoncé la supposée mainmise des Juifs sur les principaux médias, sans que personne autour d’eux, parmi les manifestants, ne semble s’en émouvoir.
Ces comportements ont suscité l'indignation des responsables politiques et communautaires, mais aussi des survivants de la Shoah. Ainsi la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) a vivement réagi sur Twitter : "Arborer une étoile jaune fantaisiste, c'est se moquer des victimes de la Shoah. La Licra condamne fermement cette minimisation outrancière, par le biais de détournements, d'un crime contre l'humanité. Elle fait le lit du négationnisme". Dans le quotidien Le Monde, Rudy Reichstadt, directeur de l'observatoire du complotisme Conspiracy Watch, évoque quant à lui la perméabilité du mouvement anti-restrictions à certains codes antisémites à peine voilés. Sur les réseaux sociaux, la notion de complot juif a même été remise au goût du jour pour expliquer la pandémie du coronavirus.
"Trois foyers antisémites clairement identifiés"
Ces propos et ces actes, à la fois détestables et délictueux, pourraient laisser penser que l'antisémitisme se banalise de plus en plus dans le discours public en France. Pourtant, ce n'est pas le cas, d'après Dominique Reynié, professeur à Sciences Po, qui se base sur les conclusions de la "Radiographie de l'antisémitisme en France" publiée fin janvier et réalisée par l'Ifop pour l'American Jewish Committee et la Fondation pour l'innovation politique qu'il dirige. "Près de deux ans après le début de la crise sanitaire, il nous a semblé essentiel de réaliser une vaste étude pour dresser un diagnostic fin et dépassionné du phénomène de l'antisémitisme", explique-t-il, fort du triste constat que "l'antisémitisme prospère dans les périodes de crise" et que "l'année 2021 a été marquée par la multiplication d'incidents antisémites".
Mais, à y regarder de plus près, "la société française, dans son ensemble, n'est pas antisémite, assure le spécialiste. Il n'y a pas du tout de banalisation des idées antisémites, les préjugés contre les Juifs sont même en net recul en France ces dernières années et la proportion de Français reconnaissant éprouver de l'antipathie envers les Juifs est en recul (à 5 %, -4 points par rapport à 2016)".
Trois foyers identifiés
En revanche, précise-t-il, "il existe trois foyers clairement identifiés où l'antisémitisme renaît depuis une vingtaine d'années et se déploie : l'extrême droite, l'extrême gauche - j'appelle cela la langue commune des extrêmes - et les musulmans". Ainsi, l'affirmation selon laquelle les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l'économie et de la finance est partagée par 33 % des répondants au sein de l'électorat de Jean-Luc Mélenchon, par 39 % de l'électorat de Marine Le Pen et par 51 % des personnes de confession musulmane, contre 26 % dans l'ensemble de la population (un chiffre tout de même édifiant…).
"Ces trois foyers constituent des minorités fortes, hyperactives, très bruyantes et potentiellement dangereuses. Chez ces groupes de Français, on observe une forme d'antisémitisme de plus en plus assumé depuis le début des années 2000, avec des tags sur les murs, des cris dans la rue, des menaces sur les réseaux sociaux et parfois des agressions." De fait, 68 % des Français juifs interrogés dans l'étude déclarent avoir subi moqueries et vexations, 20 % disent avoir déjà été agressés, "ce qui est considérable", souligne Dominique Reynié. Parmi les victimes, on trouve surtout des jeunes, des gens issus de milieux populaires, qui sont visés essentiellement à l'école et dans la rue.
Malgré tout, le nombre d’actes antisémites recensés, 523 en 2021, a baissé de 15 % par rapport à 2019, selon le ministère de l’Intérieur. Malgré les apparences, aussi terribles soient-elles, la crise sanitaire n’a pas entraîné une recrudescence des opinions et des actes antisémites.