Le drone, nouvelle coqueluche de la diplomatie turque
Avec son slogan "le monde est plus grand que 5", en référence aux cinq membres du Conseil de sécurité de l’Onu, le président Recep Tayyip Erdogan réaffirme régulièrement son attachement à une vision multipolaire des relations internationales.
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- Publié le 04-02-2022 à 22h47
- Mis à jour le 05-02-2022 à 10h42
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Le "Akinci", nouveau modèle de drone de combat de l’industriel Bayrak, fait office de page d’accueil du site internet. Qualité des radars, légèreté des matériaux, endurance, capacité de transport…, la vidéo de présentation de l’appareil mêle les codes du jeu vidéo et de la science-fiction pour vanter les caractéristiques techniques du dernier-né.
La Turquie est historiquement dépendante des importations dans le domaine militaire, et notamment des États-Unis et d’Israël, pays avec lesquels elle entretient des relations fluctuantes. Le pays a entrepris d’investir dans le domaine de l’armement depuis les années 1990 afin de gagner en autonomie.
Un nouveau fleuron national
D’après le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les ressources allouées à la Défense ont atteint 7,5 % du total des dépenses du pays en 2020 contre 5,4 % en 2015. Bien que le pays continue d’importer certaines pièces, la Turquie gagne en indépendance et s’affirme de plus en plus comme une puissance militaire en mesure de produire et de commercialiser des armes, mais aussi d’assurer la formation d’équipes.
Le drone, aéronef sans pilote commandé à distance, est devenu le symbole des progrès technologiques turcs. Les différents modèles développés par les industriels sont fièrement présentés au grand public lors des Teknofest annuels (foire organisée à Istanbul faisant une large place à l’industrie militaire, NdlR). Petits et grands se passionnent pour l’épopée des drones de fabrication turque.
L’appareil, utilisé dans la guerre contre le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan NdlR] depuis les années 1990, s’est imposé comme le fleuron de l’industrie militaire turque ces dernières années. Le modèle Bayraktar-TB2 a notamment été utilisé sur des théâtres d’opérations régionaux comme en Syrie, en Libye, et en Azerbaïdjan, lors du conflit dans le Haut-Karabakh à l’automne 2020.
La supériorité technologique ainsi acquise a permis de faire basculer les rapports de force. Le TB-2 s’est notamment illustré en détruisant des systèmes russes antiaériens Pantsir ou des missiles russes Iskander.
Une nouvelle carte dans le jeu diplomatique
Ce sont la société publique Turkish Aerospace et la société privée Baykar, aux mains du gendre du président Recep Tayyip Erdogan, qui sont en première ligne de la production de drones. Elles en ont déjà exporté des dizaines vers des pays comme l'Ukraine, la Pologne, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Turkménistan ou encore le Qatar. D'après le journal progouvernemental Daily Sabah, le volume des exportations du secteur de la défense et de l'aérospatiale a été multiplié par sept entre 2006 et 2021.
Au-delà de l’intérêt financier de ces transactions, le drone s’impose de plus en plus comme une carte supplémentaire du jeu diplomatique turc. C’était l’un des enjeux du dernier sommet Turquie-Afrique qui s’est tenu les 17 et 18 décembre derniers, à Istanbul. Le Maroc et la Tunisie ont déjà reçu leur première livraison de drones en septembre 2021, et l’Angola a également manifesté son intérêt pour ces appareils.
Si la Turquie n'est pas encore en mesure de remplacer les traditionnels pays fournisseurs, elle s'impose de plus en plus comme une alternative. "Ce qu'il est important de souligner, c'est que la Turquie est en mesure de proposer des produits aux standards de l'Otan, sans imposer de lourdes restrictions diplomatiques comme le font les pays occidentaux. C'est un avantage qui est susceptible d'être attractif pour de nombreux pays", décrypte Arda Mevlütoglu, spécialiste des questions de défense.
Avec son slogan "le monde est plus grand que 5", en référence aux cinq membres du Conseil de sécurité de l’Onu, le président Recep Tayyip Erdogan réaffirme régulièrement son attachement à une vision multipolaire des relations internationales. Il s’emploie à faire de la Turquie une puissance régionale incontournable et promeut une politique étrangère interventionniste : un discours qui fait mouche auprès de sa base électorale.
La "diplomatie du drone" s’inscrit dans cette dynamique. Mais le recours au hard power tous azimuts vient parfois compliquer les relations diplomatiques avec certains partenaires stratégiques. Après la démonstration de l’efficacité meurtrière de ces aéronefs, sous commandement azéri, pendant la guerre du Haut-Karabakh, l’utilisation de drones Bayraktar TB-2 par l’Ukraine a déclenché une certaine stupeur parmi les analystes militaires. Le 26 octobre 2021, l’armée ukrainienne annonçait ainsi avoir détruit une batterie d’artillerie des forces pro-russes dans l’est de l’Ukraine "en légitime défense". Un développement qui n’est pas passé inaperçu à Moscou.
"La vente de Bayraktar TB-2 à l'Ukraine dérange la Russie, et les Russes rappellent régulièrement leur mécontentement. Les TB-2 ne pèsent pas lourd face aux capacités de l'armée russe, en revanche, ils sont susceptibles d'entraîner de sérieuses pertes chez les séparatistes du Donbass. La Russie pourrait donc durcir sa position vis-à-vis de la Turquie", explique Arda Mevlütoglu.
L’utilisation de drones de fabrication turque par le régime d’Abiy Ahmed, en Éthiopie, dans le conflit qui l’oppose aux forces séparatistes du Tigré, a également valu à Ankara des pressions occidentales.