"Nous n’avons pas le luxe de soutenir l’un des camps": dans la guerre en Ukraine, la Turquie avance sur une ligne de crête
À Istanbul comme ailleurs, l’effroi se mêle à la sidération depuis une semaine, alors que les forces russes gagnent du terrain en Ukraine.
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- Publié le 05-03-2022 à 10h14
- Mis à jour le 06-03-2022 à 18h32
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Les yeux se sont rapidement tournés vers Ankara, pour savoir quelle position allait adopter le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan dans ce conflit qui oppose les deux voisins du nord de la mer Noire.
"La Turquie mettra en œuvre la Convention de Montreux de manière transparente puisque la situation en Ukraine s'est transformée en guerre", a déclaré le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavusoglu, le 27 février, rapidement soutenu par les autres membres du gouvernement. Le texte, signé en 1936, assure la libre circulation des navires en temps de paix, mais l'article 19 prévoit que la Turquie interdise le passage des navires de guerre des pays belligérants en temps de guerre. Le 1er février, Mevlüt Çavusoglu a donc fait savoir que le gouvernement avait refusé l'accès au détroit à trois bâtiments militaires russes les 27 et 28 février. Bien que la décision puisse apparaître comme une réponse à l'appel des autorités ukrainiennes lancé quelques jours plus tôt, elle relève d'une application stricte d'un traité international.
"La convention de Montreux est très claire. En temps de guerre, la Turquie est obligée de bloquer le passage des navires de guerre", réagit Cihat Yaycı, ancien chef d'état-major de la marine. "La Russie était parfaitement au fait des dispositions de la convention. Avant de lancer l'offensive, elle avait déjà ramené ses navires de guerre en mer Noire en l'espace d'un mois", poursuit le militaire à la retraite, à l'affût des chassés-croisés sur le détroit du Bosphore.
Si l'application de la convention n'a pas d'impact direct sur le développement du conflit, Cihat Yaycı salue une décision qui confirme "l'indépendance de la Turquie". Le gouvernement turc s'est montré ferme dans ses déclarations depuis le début de l'offensive russe. Le 28 février, le président Recep Tayyip Erdogan a répété qu'il considérait "l'attaque de la Russie sur le territoire ukrainien comme inacceptable" et il a salué "la lutte du gouvernement et du peuple ukrainien".
Sur une ligne de crête
Mais, dans cette guerre, la Turquie avance sur une ligne de crête. Membre de l’Otan, elle s’est alignée sans ambiguïté sur les positions de l’Alliance. Elle est également proche de Kiev, à qui elle vend des drones de combat, les Bayraktar-TB2, très présents sur les théâtres d’opérations régionaux ces derniers mois. Cependant, les tensions qui persistent avec les pays occidentaux en général, et les États-Unis en particulier, ont incité la Turquie à se rapprocher du Kremlin ces dernières années. L’achat par Ankara de missiles russes de défense antiaérienne, les S-400, en 2017 figure parmi les sujets les plus emblématiques du bras de fer qui détermine les relations bilatérales.
"Nous n'avons pas le luxe de soutenir l'un des camps", a déclaré le ministre des Affaires étrangères concernant les sanctions contre la Russie. Ankara doit en effet ménager son grand voisin du Nord sous peine de voir son économie vaciller tant l'interdépendance est grande.
La Russie est le deuxième plus grand partenaire commercial de la Turquie, après l’Union européenne. Elle lui vend du blé, de l’huile de tournesol et lui achète des légumes. Elle l’approvisionne également en gaz à hauteur de 44 % des besoins du pays. Enfin, le secteur du tourisme se structure en partie autour de la demande russe et ukrainienne, très friande des aménités de la côte méditerranéenne. En 2021, le passeport russe figurait en tête des nationalités les plus représentées parmi les touristes étrangers (19 %) dans le pays : une manne financière salvatrice qui pourrait bien se tarir si le conflit s’installait dans la durée.
Avec la guerre en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine se sont retrouvés à maintes reprises dans des camps opposés. Ils ont appris à s’entendre malgré leurs intérêts divergents, mais la guerre en Ukraine implique beaucoup plus directement l’identité russe et le nord de la mer Noire pourrait passer sous le contrôle de Moscou.
"La Turquie pourrait être amenée à prendre des précautions et des décisions beaucoup plus dures en fonction de la direction que prendra le conflit dans les prochains jours", prévient Arda Mevlütoglu, spécialiste des questions de défense. "Cela aura ensuite des conséquences sur la position qu'elle aura dans le nouveau contexte géopolitique d'après-guerre. La Turquie entretient des relations historiques, culturelles, économiques et politiques de longue date avec la Russie comme avec l'Ukraine. Elle doit maintenir un équilibre particulièrement fragile."