Alain Chouet, ex-agent du renseignement français : "Dans la guerre contre la terreur, nous n’avons fixé ni stratégie ni but"
Dans son nouveau livre, Alain Chouet fustige les blocages qui ont conduit à négliger le séparatisme islamiste. “On a fait une guerre à la terreur”, dit l’ex-agent du renseignement français, mais derrière le concept il y a des gens. Neuf ténors djihadistes sur dix sont issus des Frères musulmans.
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Publié le 09-03-2022 à 12h59 - Mis à jour le 09-03-2022 à 13h00
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Avec Sept pas vers l'enfer , Alain Chouet signe un grand coup de gueule sur la cécité du monde politique à l'égard du séparatisme islamiste. Publié chez Flammarion en pleine campagne électorale française, le livre rend hommage à tous les lanceurs d'alerte qui, de Gilles Kepel à Caroline Fourest, en passant par Richard Labévière, ont alerté depuis les années 1980 et 1990 sur la montée d'un islam politique radical. Il exprime aussi "les désarrois" de celui qui consacra toute sa vie professionnelle, de 1972 à 2007, à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Alain Chouet, la dernière fois qu’on a entendu parler de vous en Belgique, c’est lorsque le Premier ministre Charles Michel a déclaré que vos propos, après les attentats du 13 Novembre à Paris, dénonçant le rôle pivot de Molenbeek et le "manque de niveau" du renseignement belge, étaient "faux et indécents". Vous maintenez votre analyse ?
La suite a montré ce qu’il en était, malheureusement... Mais il y a eu autant de manquements du côté français, voire plus. Je vis dans une région, près de Nîmes, où il y a deux quartiers où plus personne ne rentre, ni les flics, ni les médecins, ni les pompiers, d’où sont partis plusieurs volontaires pour la Syrie et l’Irak.
Pourquoi nos sociétés détournent-elles le regard ?
Je me l’explique difficilement. En France, à l’exception de l’attentat du Bataclan qui a sans doute été prescrit par l’État islamique, tous les attentats ont été commis par des rejetons de notre société. C’est un problème franco-français. Il ne faut pas accuser tout le monde. Il y a un problème de politiquement correct. On est tellement anxieux de ne pas être taxé de racisme et d’islamophobie… qu’à chaque fois qu’il y a un problème en résonance avec les problèmes du Maghreb, du Moyen-Orient ou avec le monde islamique, tout le monde préfère se taire et regarder ailleurs. Les blocages viennent d’une certaine gauche, à laquelle j’appartenais à l’époque, qui s’est voilé la face tandis qu’à droite on a exploité ce truc-là de façon à le rendre pratiquement ingérable. Les intellectuels en France sont de gauche ou ils ne sont pas. Ils adhèrent à une vision rousseauiste d’un homme naturellement bon, quelle que soit son origine.
Pour vous, les attentats de Paris constituent un acte criminel, pas un acte de guerre. On s’est trompé ?
On a pensé qu’il existait une sorte d’internationale verte qui voulait islamiser le monde, ce qui est stupide, alors qu’on a affaire à l’instrumentalisation d’une idéologie par quatre ou cinq États. On a fait la guerre à la terreur, mais moi, en tant que professionnel, je ne fais pas la guerre à des concepts, mais à des gens. Et ces gens ont des financiers, des inspirateurs et surtout, une stratégie. Dans cette "guerre contre la terreur", nous ne nous sommes pas fixé de stratégie, ni de tactique, ni de but de guerre.
Dans votre livre, vous insistez aussi sur le rôle des Frères musulmans dans la mouvance djihadiste…
Quatre-vingt dix pour cent des ténors du djihadisme sont issus de la confrérie. C’est le cas d’Al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda. C’était le cas aussi d’Abou Bakr Al Bagdadi. À l’origine, dans les années 1920-1930, la confrérie était un groupe égyptien qui estimait que la déchéance de l’Égypte était due à l’abandon de l’islam et qu’il fallait renouer avec un islam pur. Maintenant, ils sont devenus une multinationale. C’est l’un des trois grands groupes d’inspiration salafiste, avec les wahhabites en Arabie saoudite et au Qatar et les tablighis au Pakistan qui sont les revanchards islamistes contre la partition et contre l’Inde. Les Frères musulmans sont en fait des mercenaires qui servent tous ceux qui veulent bien les employer.

Avec des connexions internationales ?
Les Frères se sont répandus dans le monde arabe à la faveur de la décolonisation. Les pays voulaient s’arabiser mais n’avaient pas les moyens de le faire. Ils ont trouvé des intellectuels, membres de la confrérie, qui avaient été chassés d’Égypte. On a élevé des générations entières d’Algériens, Tunisiens, Marocains, Syriens, Irakiens, Libanais par des Frères musulmans. Il en est resté quelque chose.
Quel a été le rôle des Frères en Syrie ?
La guerre civile a commencé en 1980 quand des Frères musulmans sont entrés dans l’école des Cadets militaires à Alep, le Saint-Cyr local, ont sélectionné 80 alaouites sur les 200 élèves et les ont égorgés publiquement. Le régime a réagi très brutalement en rasant leur fief dans la ville de Hama, faisant entre 20 000 et 30 000 morts et puis en les pourchassant partout. Actuellement, les groupes militaires d’opposition comme Jabhat al Nosra et Tahrir al Cham ont chassé tout ce qui pouvait être laïc avec l’aide d’Erdogan et la plupart des responsables sont issus de la confrérie… Cela ne veut pas dire que Bachar al Assad est quelqu’un de bien…
En Belgique, on se pose beaucoup de questions sur l’entrisme des Frères dans le monde politique et l’existence à Bruxelles de certaines organisations "paravents"...
Je l’avais déjà écrit dans une chronique écrite en 2006 et intitulée "Chronique d’une barbarie annoncée" qui montrait l’entrisme des Frères en Europe et en Belgique. Les Frères sont des pragmatiques. Ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir et, surtout, l’argent. Quel que soit le moyen pour l’atteindre. Si c’est par le biais des élections, ce sera par les élections. Si c’est par une attaque terroriste, ce sera une attaque terroriste.
Quel a été le rôle de l’Arabie saoudite ?
Depuis la fin des années 1970, l’Arabie saoudite s’est servie de la confrérie, notamment en Égypte, et l’a largement financée. Elle leur a permis d’occuper les créneaux sanitaires, éducatifs et sociaux que dans beaucoup de pays du Tiers-monde, l’État avait désertés et de se présenter comme des sauveurs au moment des Printemps arabes. Dès qu’il a été élu président, Mohamed Morsi, le patron des Frères musulmans en Égypte, a réservé sa première visite d’État aux mollahs de Téhéran. Ce qui, en arabe, veut dire : vous m’avez aidé pendant trente à quarante ans, mais je ne vous dois rien. Cela a beaucoup fâché les Saoudiens qui, à ce moment-là, se sont mis à soutenir le général Abdel Fattah al Sissi qui a (ensuite) fait un coup d’État et a criminalisé l’appartenance à l’association des Frères.
Quel est le rôle du Qatar et de la Turquie ?
Depuis que l'Arabie saoudite a arrêté son soutien, le Qatar a repris le flambeau. Ce pays, qui n'est pas reconnu par l'Arabie saoudite et dont la fortune dépend d'une poche de gaz au fond du Golfe persique qu'il partage avec l'Iran, a besoin de soutiens internationaux. C'est ce qu'il fait, entre autres, par une politique de soft power en direction des élites en Occident et par une animation des réseaux des Frères musulmans en Europe occidentale et même aux États-Unis. Quant à la Turquie, Erdogan a mis à son service une organisation islamo-nationaliste, qui s'appelle le Milli Gorus, que les services turcs contrôlent étroitement et dont les membres ne sont pas libres de leurs mouvements comme peuvent l'être les Frères musulmans. Pour les services de renseignement, c'est plus facile à surveiller car il y a une chaîne de commandement, un chef, etc.
Les Frères sont-ils un groupe, une mouvance ?
Parce que Nasser les a réprimés durement dans les années 1950 et 1960, l’organisation a appris à vivre dans la clandestinité. Elle fonctionne de façon rhyzomique, un peu comme Internet : vous coupez un canal de communication, il y en trois autres qui prennent le relais. Il n’y a pas un grand manitou qui distribue des ordres. Chacun fait ce qu’il peut dans son coin, à condition que cela s’inscrive dans la ligne générale d’action. Les Occidentaux sont peu habitués à ce genre de fonctionnement.
Il y a quand même des intellectuels, comme Tariq Ramadan, qui donnent le "la"…
Tariq Ramadan est le petit-fils du fondateur des Frères. Il n’est pas islamologue. Il a été professeur dans une école primaire privée de Genève. Le pire est qu’il a été introduit en France par des organisations laïques bien-pensantes, comme la Fédération des œuvres laïques, qui pensaient avoir trouvé le bon musulman de service.