"Les gens sont réactionnaires, racistes, antiécologistes": confrontés à la crise et au conservatisme, de jeunes Turcs choisissent d’émigrer
L’envie de travailler ou d’étudier à l’étranger est claire chez les hauts diplômés.
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- Publié le 04-05-2022 à 14h49
- Mis à jour le 04-05-2022 à 14h50
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"Personne ne fait plus confiance à personne. La société turque est fragmentée, politiquement très polarisée. Les gens haïssent les personnes qui ne leur ressemblent pas, s'inquiète Önder, 28 ans, programmeur informatique à Istanbul. Je pense déménager à Berlin, ou Amsterdam, car ici, je ne me sens pas libre. Je fais de l'autocensure en permanence dans ma manière de parler, de m'habiller", poursuit-il, agitant ses ongles couverts d'une couche de vernis mauve.
Le jeune homme a pourtant un parcours brillant et le vent en poupe. Ce petit génie du code est déjà propriétaire d’une entreprise de cybersécurité et a eu la chance d’être intégré dans un incubateur de talents, dans la prestigieuse Université d’Istanbul Teknik. Mais comme beaucoup de jeunes de sa génération, il estime que son pays d’origine ne lui offre plus de perspectives d’avenir.
Mina, trentenaire à la longue chevelure brune, partage ce constat. "J'ai pensé à partir à l'étranger pour la première fois pendant mon master. Je suis une femme, je suis kurde, et je suis queer et je n'ai pas pu trouver d'espace pour pouvoir m'exprimer librement au sein de l'académie ici. J'étais toujours obligée de dissimuler l'une de mes identités." La future doctorante se prépare à déménager à Paris, où elle poursuivra ses recherches en sociologie du cinéma à l'EHESS.
Près de 53 %, selon un sondage
D’après un sondage de l’institut Metropoll publié fin janvier 2022, pas moins de 53 % des personnes interrogées souhaitent étudier ou vivre à l’étranger (contre 47 % en mars 2021). Ce constat est d’autant plus inquiétant pour l’avenir du pays qu’il concerne les jeunes et les plus diplômés. Le pays risque de se vider de ses forces vives.
"S'ils veulent partir, qu'ils s'en aillent", a lancé sur un ton revanchard le président turc Recep Tayyip Erdogan au sujet des médecins faisant le choix de quitter le pays, le mardi 8 mars. Comme pour d'autres professions, la dégradation des conditions de travail préoccupe beaucoup la chambre des médecins.
"Et si ça ne marchait pas ?" s'inquiète Öznur, en passant une énième fois en revue la liste de documents demandés par le consulat d'Allemagne. Dans quelques jours, elle devra se présenter auprès des services consulaires pour soumettre son dossier de mariage avec son conjoint allemand installé à Berlin.
Architecte de formation, elle vit dans un appartement confortable du centre d’Istanbul. La lumière est tamisée, des esquisses ornent les murs, des piles de livres jonchent la moindre surface et un chat angora ronronne sur l’imposant canapé au milieu de la pièce.
À bientôt 40 ans, elle ne pensait pas céder aux sirènes de l'exil. Bien que la majorité de ses amis soient partis ces dernières années, elle ne s'imaginait pas vivre ailleurs. "Je suis une bonne architecte mais j'en suis arrivée à un point où je ne pouvais plus trouver du travail. J'ai commencé à m'endetter, c'était l'enfer. Peu importe la direction que j'envisageais de prendre, j'étais dans l'impasse. Ici, je n'ai pas de garantie, aucune sécurité", raconte-t-elle.
Bien qu'Öznur soit soulagée de gagner l'Allemagne, elle concède : "Tellement de choses vont me manquer ici…"
Le choix du déni
La dévaluation de la livre turque et une inflation officielle à 54 % amputent le pouvoir d’achat des ménages. Le taux de chômage global est de 11 % et flirte avec les 22 % chez les jeunes. L’atmosphère politique s’est également considérablement dégradée depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Les dernières statistiques officielles disponibles font état de près de 400 000 départs de citoyens turcs sur la période 2016-2019.
Face à l’expression du malaise et des revendications des différents segments de la société, le président turc et les membres de son gouvernement font le choix du déni. Les manifestations étudiantes contre la vie chère au début de l’année universitaire avaient ainsi été réduites par les autorités à une contestation du pouvoir.
"La moins mauvaise des solutions"
"Je suis parti car je n'arrivais plus à supporter la vie en Turquie, explique Kadir avec amertume, et le problème, ce n'est pas que l'État. Les gens sont réactionnaires, racistes, antiécologistes… C'est aussi de la perdition d'une société dont il s'agit."
À plus de 50 ans, ce coach sportif n’a pas hésité à s’envoler pour refaire sa vie sur la côte ouest des États-Unis.
N’en déplaise à ceux qui sont restés au pays, son compte Instagram documente quotidiennement ses nouvelles aventures entre San Francisco et Los Angeles.
Politiquement actif par le passé, il a perdu tout espoir d'amélioration : "Évidemment, je ne dis pas que les Etats-Unis sont un paradis. Mais pour moi, c'est la moins mauvaise des solutions."