"On recrée un roman national fondé sur la grandeur de la Russie à travers les âges"
“On en est véritablement revenu au même paradigme de la vérité de l’époque communiste. Sauf que la pravda soviétique avait un fondement théorique articulé”, estime le président de l’antenne française de Memorial International
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Publié le 09-05-2022 à 08h50 - Mis à jour le 09-05-2022 à 20h59
Spécialiste de l'histoire de l'Union soviétique, Nicolas Werth est le président de l'antenne française de Memorial International, l'une des organisations de la société civile les plus anciennes et les plus importantes de Russie qui vient d'être liquidée par la justice. Une ONG qui n'a de cesse d'investiguer l'héritage soviétique pour mieux prévenir le retour du totalitarisme, pendant que le régime de Vladimir Poutine revisite le récit historique officiel, l'oriente vers la glorification des succès de l'ère soviétique et intimide ou persécute les historiens qui ne partagent pas sa vision. Nicolas Werth, qui publie prochainement un ouvrage sur Vladimir Poutine "historien en chef" (collection Tracts / Gallimard), donne des clefs de compréhension dans la perspective de ce 9 mai, date de célébration en Russie de la victoire sur l'Allemagne nazie qui prend une nouvelle ampleur dans le contexte de l'agression de l'Ukraine.
Depuis quand et de quelle manière Vladimir Poutine a-t-il donné de plus en plus d’importance à cette date symbolique du 9 mai ?
Il a repris une vieille tradition soviétique qui s’était imposée au début de l’époque de Leonid Brejnev lors du 20e anniversaire de la victoire en 1965. Après les fanfaronnades de Nikita Khrouchtchev, qui voulait rattraper et dépasser les États-Unis, il fallait trouver un horizon moins lointain et moins utopique que l’arrivée du communisme. On s’est donc tourné vers le seul épisode véritablement glorieux de cette histoire qui était la victoire dans la Grande guerre patriotique (la Seconde Guerre mondiale, NdlR). Poutine a repris cette partie-là de l’héritage idéologique soviétique, en en rejetant d’autres. Il glorifie Staline mais envoie Lénine dans les poubelles de l’histoire. La Grande guerre patriotique n’est pas une innovation absolue.
On en entendait toutefois moins parler il y a une quinzaine d’années, Vladimir Poutine en a fait une véritable célébration nationale avec défilé militaire sur la place Rouge…
Il est vrai que cela a constitué l’un des grands points de valorisation de l’histoire soviétique, que cela a été remis à l’honneur par Poutine progressivement. En 2009, une commission pour l’histoire a été mise en place auprès du président - qui était Dmitri Medvedev mais, évidemment, c’était Vladimir Poutine qui tenait les ficelles en coulisse. En 2012, la Société russe d’histoire militaire, qui met l’accent sur les grandes heures de gloire, a été créée et confiée à Vladimir Medinski, ministre de la Culture entre 2012 et 2020 (et chef de la délégation russe de négociation avec l’Ukraine, NdlR).
Comment expliquer l’emprise du discours sur la lutte contre le nazisme et sur la "dénazification" comme justification de l’agression contre l’Ukraine ?
Elle est liée à l’hypercélébration de la Grande guerre patriotique. C’est un référent majeur. Selon l’histoire officielle, reprise dans les manuels, la RDA a été véritablement dénazifiée, à la différence de la RFA où les nazis ont continué à garder des postes. Cette idée que seuls les Soviétiques ont fait une bonne et vraie dénazification de la partie soviétique d’occupation de l’Allemagne était un lieu commun qui traînait dans la doxa historique. Cette question de la dénazification vient ensuite avec toute cette propagande autour de la Seconde Guerre mondiale. Mais le nazisme dans sa version poutinienne n’est jamais associé - de manière fort symptomatique - à la Shoah. Sa composante essentielle, qui est le génocide des Juifs, est oubliée. C’est un nazisme, dans la vieille tradition stalinienne, vu comme expression politique ultime des forces impérialistes.
Les historiens, en Russie, peuvent-ils encore parler du Pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ou faire une quelconque allusion à la collaboration entre l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne ?
De moins en moins. Il y a tout un travail de réécriture et de falsification autour de cette période du Pacte, entre septembre 1939 et juin 1941. Dans les standards officiels, la guerre commence le 22 juin 1941. Quand on lit les manuels scolaires, on ne sait pas qu’Hitler a attaqué la France ou la Grande-Bretagne ! Les Alliés n’apparaissent qu’après l’invasion nazie de l’Union soviétique lorsque se constitue un front antifasciste qui apparaît tout à coup à partir de juillet 1941.
La période du Pacte germano-soviétique est une question qu'il ne fait pas bon aborder. On en parle très peu et, sur ce sujet, il s'agit vraiment de l'exégèse de Vladimir Poutine qui, entre 2020 et 2021, a consacré au moins quatre discours spécifiques au Pacte et aux accords de Munich (en 1938, NdlR) comme preuves que les Occidentaux se sont couchés devant Hitler et ont abandonné la Tchécoslovaquie. Toute cette période est revisitée. On explique que si les troupes soviétiques sont entrées le 17 septembre 1939 en Pologne, c'est parce que les Occidentaux ne sont pas venus à son secours. La censure des historiens se pose sur la question de la collaboration. En 2019, par exemple, une thèse consacrée à l'armée Vlassov (des volontaires russes armés par la Wehrmacht, NdlR) n'a pas été validée. En 2020, la Société russe d'histoire militaire a mis en doute la responsabilité de l'URSS dans le massacre de Katyn (l'assassinat de plusieurs milliers de Polonais par les Soviétiques en 1940, NdlR), qui a pourtant été officiellement reconnu au début des années 90. Elle a indiqué que "le prétendu consensus historique autour de Katyn fait partie d'une campagne de propagande plus générale visant à faire porter à l'URSS la responsabilité du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale". Cela va donc assez loin…
On peut lire dans la Constitution, qui a été modifiée en 2020, que "le gouvernement de la Fédération de Russie protège la vérité historique" . De quelle vérité historique parle-t-on ?
Memorial a été dissous pour avoir donné une "image mensongère de l'Union soviétique en tant qu'État terroriste". C'est vérité contre mensonge. On en est véritablement revenu au même paradigme de la vérité de l'époque communiste. Sauf que la pravda soviétique avait un fondement théorique articulé. L'histoire avait un sens. On allait du féodalisme au capitalisme puis au socialisme et au communisme. Il y avait une direction, une voie fausse et une voie vraie. Il y avait une cohérence. Tout le vieux schéma marxiste-léniniste a éclaté, il est totalement rejeté par le pouvoir en place. On affirme une vérité sans théorie cohérente derrière. C'est juste la vérité, quelque chose de beaucoup plus fragile comme construction intellectuelle.
Quel est l’objectif d’encadrer le discours historique ? Renforcer la loyauté de la société envers l’État ? Consolider l’unité nationale ?
Comme pour toute société, il faut créer un discours national cohérent. On le voit dans le cas de l’Ukraine : le discours national post-soviétique a été recréé. Là, on recrée un roman national, comme aimaient à dire les historiens du XIXe siècle, un nouveau roman national fondé sur la grandeur de la Russie à travers les âges, sur la pérennité d’un grand peuple, d’une grande nation, d’un grand État qui a traversé les siècles et qui a une continuité et une logique de développement propres : une voie russe. Dans la grande tradition slavophile, la Russie a une voie particulière de développement qui s’oppose à la voie occidentale, avec une tradition religieuse et culturelle. C’est une véritable civilisation fondée sur un territoire, une nation, une langue, une origine commune - donc évidemment les Slaves, avec les Biélorusses et les Ukrainiens, tous font partie du même peuple.
Quel est le rôle de l’Église orthodoxe dans l’entreprise historiographique ?
Il est très important, c’est un pilier. On voit d’ailleurs le rôle absolument central du patriarche Kirill. On est dans un retour de l’union de l’Etat et de l’Eglise qu’on n’avait jamais vu depuis Alexandre III et Nicolas II. L’Eglise est garante des valeurs culturelles, morales traditionnelles de la Russie. Elle est au centre du dispositif.