"Ce n’est pas Poutine qui définira les contours de l’Union européenne”
La présidente Ursula von der Leyen, a reçu un groupe de médias européens, dont La Libre, lundi à Bruxelles. La discussion a porté sur le soutien européen à l’Ukraine, les multiples questions que pose la perspective d’un possible élargissement à l’Est et sur les réponses qu’appelle la flambée des prix de l’énergie.
Publié le 20-06-2022 à 18h40 - Mis à jour le 20-06-2022 à 21h26
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L'agression de l'Ukraine par la Russie a eu pour effet de ramener le sujet de l'élargissement de l'Union haut dans l'agenda européen. Lors du sommet européen qui se tiendra à Bruxelles les 23 et 24 juin prochains, les chefs d'État et de gouvernement des Vingt-sept seront amenés à se prononcer sur les recommandations de la Commission européenne d'accorder à l'Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidats à l'adhésion à l'Union et de donner à la Géorgie une "perspective européenne".
Avant cette échéance, et trois jours après avoir rendu public l'avis de la Commission sur les demandes des trois pays du Partenariat oriental, la présidente Ursula von der Leyen, a reçu un groupe de médias européens, dont La Libre, lundi en fin de matinée, à Bruxelles. La discussion a porté sur le soutien européen à l'Ukraine, les multiples questions que pose la perspective d'un possible futur élargissement à l'Est et sur les réponses qu'appelle la flambée des prix de l'énergie.
La Commission propose d’octroyer le statut de candidat à l’Ukraine, un pays qui, selon les dernières estimations, aurait besoin d’au moins 1000 milliards de dollars rien que pour se reconstruire, si la guerre s’arrêtait maintenant. Il y a peu d’argent dans le fonds de solidarité ou dans les fonds pré-accession. D’où viendrait l’argent ?
Nous, amis et alliés de l'Ukraine, la reconstruirons, parce que c'est dans notre intérêt stratégique que cette démocratie vibrante surmonte les atrocités de cette guerre, plutôt que d'avoir un État en faillite à notre porte. C'est pourquoi nous avons fait, en tant que Commission, une proposition relative à la gouvernance de la reconstruction de l'Ukraine. Nous voulons, avec l'Ukraine, mettre en place une plateforme unique vers laquelle toutes les initiatives globales qui ont déjà été proposées ou lancées peuvent être acheminées, qu'elles proviennent de l'UE, d'institutions internationales comme l'OCDE et le G20, et bien sûr des amis de l'Ukraine comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada.
Je mets l'accent sur la gouvernance, parce que nous voulons être certains qu'il y a un plan clair pour la reconstruction de l'Ukraine et que les investissements sont directement connectés aux réformes. C'est dans l'intérêt de l'Ukraine, et j'en ai discuté intensément avec le président Zelensky et le Premier ministre Chmyal. Ensuite, dans un second temps, ce sera au Conseil (les États membres, NdlR) et au Parlement européen de voir comment on finance la contribution européenne. Nous avons déposé plusieurs propositions sur la table, mais cela doit être discuté et décidé par le Conseil.

Quel est l’appétit des États membres pour financer davantage l’Ukraine ?
C’est une décision politique à prendre en fonction de ce qui est le mieux pour notre intérêt stratégique. Comme je l’ai dit, une Ukraine prospère, indépendante et libre est beaucoup, beaucoup plus intéressante pour nous que le contraire. Nous en avons fait l’expérience avec notre voisinage, mais aussi avec notre marché intérieur. C’est pourquoi, si on regarde le moyen et le long termes, ce n’est pas seulement dans l’intérêt de l’Ukraine mais dans l’intérêt vital de l’Union européenne que le pays se redresse.
La poursuite de l’élargissement est-elle conditionnée à de nouvelles ressources financières, à l’injection d’argent frais ?
Qu’entend-on par argent frais ? Est-ce de l’argent européen commun ou des contributions bilatérales des États membres ? Ces questions seront déterminées lors des négociations budgétaires ou par des décisions bilatérales individuelles des États membres.
L'Union européenne est-elle prête pour un nouvel élargissement ? Faut-il par exemple que les décisions en matière d'affaires étrangères puissent être prises à à la majorité qualifiée et non plus à l'unanimité ?
Nous avons deux types de processus. D'une part, le sujet du Conseil européen de la fin de semaine, c'est-à-dire la question de l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et les décisions sur la Moldavie et la Géorgie. Cette proposition d'accorder le statut de candidat repose sur les mérites des pays. L'Ukraine a accompli énormément de progrès au cours des huit dernières années. Elle dispose d'une démocratie parlementaire en état de marche ; l'administration fonctionne de manière impressionnante. Les réformes sont un succès, parce qu'on constate qu'avec le stress test de la guerre, dans notre coopération quotidienne, cela marche avec les municipalités, les régions et le niveau fédéral. L'Ukraine a fait beaucoup en termes de réforme de l'appareil judiciaire. Les institutions sont en place mais, maintenant, nous voulons les voir en action : qu'elles mettent œuvre les législations, la lutte contre la corruption, la lutte contre l'influence des oligarques. Nous devons constater des résultats sur le terrain, ce sont les conditions que nous posons à l'Ukraine. La trajectoire est la bonne, les progrès sont impressionnants et, maintenant, nous avons besoin de résultats.
D'autre part, nous avons une discussion en interne sur la façon dont nous envisageons l'avenir de l'Union européenne. L'élargissement en fait-il partie ? À quelles conditions ? Qu'en est-il du vote à la majorité qualifiée ou à l'unanimité ? Ce sont des questions qui, je pense, devraient être traitées dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, parce que les citoyens ont demandé que nous nous en préoccupions.
Cette Commission pousse pour le vote à la majorité qualifiée ?
Je pense que c’est nécessaire dans le domaine de la politique étrangère. Dans ce monde qui change rapidement, il faut faire entendre une voix européenne. Il est désolant de constater que, si souvent, l’Union reste silencieuse, faute d’avoir pu trouver une position qui fait l’unanimité. Dans d’autres domaines, l’unanimité a son utilité.

Suite à la décision de la Commission, on entend des critiques émanant des pays des Balkans occidentaux qui évoquent un double standard. Les guerres dans les Balkans ont pris fin il y a vingt-sept ans et plusieurs pays n’ont toujours pas obtenu le statut de candidat. La perspective européenne est-elle la même pour les trois pays du Partenariat oriental et pour les "cinq plus un" des Balkans occidentaux (Albanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo, NdlR) ?
Les pays des Balkans occidentaux sont plus avancés que les trois pays à qui la Commission recommande de donner une perspective européenne. Ils ont déjà avancé dans les négociations d'adhésion – voyez le Monténégro et la Serbie. Elles sont sur le point de débuter avec l'Albanie et la Macédoine du Nord et j'espère que nous trouverons une solution avec la Bulgarie (qui bloque l'ouverture en raison de différends historiques et linguistiques avec Skopje, NdlR).
La Bosnie-Herzégovine a reçu la perspective européenne, mais doit mettre en œuvre 14 priorités. Si elle le fait, elle pourra entamer les négociations d'adhésion. Et cela prouve que le processus d'adhésion est flexible et dépend largement des développements dans les pays candidats.
L'exemple le plus parlant est la comparaison entre la Turquie et la Slovaquie. Toutes deux se sont vues octroyer le statut de candidat en 1999 ; cinq ans plus tard, en 2004, la Slovaquie était membre de l'Union européenne, après avoir tout fait pour réussir, tandis que la Turquie est aujourd'hui plus éloignée de l'UE qu'elle ne l'était par le passé. Cela dépend de la volonté, de l'unité et des performances des pays candidats.
La proposition du président français Macron de créer une communauté politique européenne ne serait-elle pas plus appropriée pour intégrer un grand pays comme l’Ukraine ?
J'attends le débat avec impatience, pour obtenir plus d'informations et de détails sur le concept. Cela ne peut pas en tout cas pas être un instrument qui remplace ou entre en compétition avec le processus d'élargissement.
Nous avons modernisé la méthodologie de ce dernier il y a deux ans : il est plus flexible, un pays peut avancer plus vite, en regroupant des chapitres de négociations, mais il peut aussi reculer et le processus peut être revu si le pays ne progresse pas. Tous les pays des Balkans ont souscrit à cette révision.
Peut-on imaginer qu’à terme, l’Union européenne puisse intégrer un pays qui serait toujours en guerre avec la Russie et/ou qui ne serait pas en mesure d’exercer sa souveraineté sur tout son territoire ?
Je pense qu’il est important que nous ne laissions jamais [le président russe Vladimir] Poutine définir les contours de l’Union européenne et comment nous organisons nos politiques de voisinage. Nous envoyons le message fort et clair de soutien à l’Ukraine, que nous sommes déterminés à aider à maintenir son indépendance et sa souveraineté, et que ce n’est pas Poutine qui décide.
Donc on verra ce qu’il en est le moment venu ?
Avec le temps, comme on l’a vu avec d’autres pays candidats, beaucoup dépend des développements de l’environnement interne et externe de ces pays. Ce qui compte est que l’Ukraine a introduit sa demande, que Poutine ne nous a pas empêchés d’être clairs dans notre évaluation approfondie basée sur les faits et preuves recueillis sur le terrain. Nous devons vraiment féliciter l’Ukraine et rendre hommage à ses performances, à sa démocratie, à ses institutions politiques et administratives pendant cette guerre.
Quelle est la crédibilité de l’Union quand elle pousse les pays candidats à adopter des réformes importantes pour garantir le respect de l’état de droit, la liberté des médias, quand elle-même peine à les faire respecter dans certains États membres, comme la Pologne ou la Hongrie ?
L'état de droit est l'essence des valeurs que nous nous sommes tous engagés à respecter et qui sont définies dans l'article 2 du traité [sur l'Union européenne, NdlR]. Ce sont ces valeurs qui nous lient en tant qu'union politique. Quiconque veut nous rejoindre doit être à la hauteur de ces valeurs, dans son intérêt et dans le nôtre. Mais la démocratie ne doit jamais être considérée comme acquise – ce que l'on constate aussi dans l'Union européenne. Il faut toujours y travailler et veiller à ce qu'elle respecte les standards. Elle n'est jamais parfaite mais il faut toujours faire en sorte qu'elle fonctionne mieux. On le constate dans les discussions que nous avons avec la Hongrie et la Pologne. L'UE ne cessera jamais de défendre l'état de droit. Nous avons des instruments pour le faire et il faut rappeler aux pays candidats que son respect est une condition sine qua non à l'adhésion.

"Je sais que la défense de la démocratie a un coût pour les citoyens"
Nous vivons une crise de l’énergie, une crise alimentaire dans les pays du voisinage, il y a des craintes qu’une nouvelle crise de la dette se déclenche dans le sud de l’Union européenne... Quel est le coût de la guerre que les citoyens européens et ceux des pays voisins peuvent encore supporter ?
Nous prenons cette situation très au sérieux, mais nous sommes également très bien préparés pour ce qui touche à l'énergie. Nous pouvons tirer quelque fierté de l'impressionnante unité dont font preuve les citoyens européens et de leur détermination à soutenir l'Ukraine contre une agression militaire brutale. La population européenne est positivement impressionnée par le courage que manifestent les Ukrainiens pour défendre leur liberté, leur indépendance et l'intégrité territoriale de leur pays. C'est sur cette base que nous nous appuyons.
Nous avons élaboré et approuvé en un temps record six paquets de sanctions très durs [contre la Russie], ainsi qu'un soutien financier et un soutien militaire à l'Ukraine, autant de mesures largement approuvées par les Européens, si l'on en croit les sondages. Bien sûr, c'est une source de pression pour nous aussi. Il est fondamental que la démocratie se dresse contre les autocrates et les agresseurs, mais cela a un coût – cela est notamment visible dans le domaine de l'énergie, avec la flambée des prix. Mais je sais que cette défense de la démocratie demande beaucoup aux citoyens.
La solidarité est importante, c'est pourquoi je me réjouis de la mise en place d'achats communs. C'est un élément de ce que nous faisons en réponse à la décision de la Russie de couper les livraisons de gaz à des pays européens. La stratégie RePower diversifie notre approvisionnement : j'ai eu un accord avec le président américain Biden sur des livraisons supplémentaires de gaz naturel liquéfié; j'ai été en Israël et en Egypte pour plus de gaz naturel, la Norvège augmente ses livraisons, l'Azerbaïdjan, l'Algérie. Ce sont des fournisseurs fiables.
Ensuite, l'efficacité énergétique et les économies d'énergies jouent un rôle important. Si nous réduisons le chauffage ou la climatisation de deux degrés partout en Europe, cela remplacerait toutes les livraisons de gaz [russe] livrés par[le gazoduc] Nord Stream I. Les citoyens européens ont un rôle à jouer en la matière.
Le troisième pilier est le plus important : des investissements massifs dans les énergies renouvelables : c'est de l'énergie propre, donc c'est bon pour le climat, et de l'énergie domestique, cela nous offre l'indépendance énergétique et la sécurité d'approvisionnement. Ce qui est encourageant que nous voyons que le monde suit. Les capacités générées par les renouvelables au niveau global cette année pourraient remplir les besoins en électricité de l'Allemagne.
Comment lutter contre les effets de l’inflation sur le portefeuille des citoyens? Par des primes ? Par un fonds européen?
Nous avons déjà proposé une boîte à outils l’an dernier pour lutter contre les bénéfices exceptionnels générés par les prix élevés de l’énergie et pour aider les ménages et entreprises fragiles. Beaucoup d’États membres en font usage. Lors du dernier Conseil européen que nous avons décidé qu’il nous fallait réfléchir à une réforme complète du marché de l’électricité. Actuellement, c’est le prix du gaz qui détermine celui de l’électricité alors que les renouvelables sont moins chers, que les prix du gaz explosent et qu’ils ne vont pas diminuer substantiellement dans un futur proche. Cette réforme est une des tâches de la Commission qui devrait contribuer à répondre à la question de la hausse des prix à moyen et long termes. En conséquences, il faut se concentrer sur les renouvelables.
La possibilité d’imposer un plafonnement des prix du gaz n’est toujours pas envisagée ?
Le Conseil nous a demandé d’examiner plusieurs modèles pour gérer la question du prix du gaz. Les résultats ne sont pas encore sur la table, mais je pense que sur le long terme, la stratégie RePowerEU est la bonne avec cette combinaison de diversification des fournisseurs, d’économie d’énergie, et de développement des renouvelables, qui nous rendra indépendants. Ce ne sera pas simple, mais à moyen terme, en nous retournant, nous verrons que nous avons pris la bonne décision d’investir dans des technologies et des énergies propres qui nous ont libéré de notre dépendance aux énergies fossiles russes.

Y aura-t-il un septième paquet de sanctions européenne contre la Russie qui viserait le gaz ?
Si l'on s'attarde à l'impact des sanctions, nous avons deux catégories. L'une qui touche aux énergies fossiles exportées par la Russie. Nous nous débarrassons du charbon russe, nous diminuerons de 90% nos exportations de pétrole russe et la stratégie RePowerEU nous permettra de remplacer le gaz russe. Nous avons déjà réduit la fourniture de gaz russe de 30%. Nous sommes sur la bonne trajectoire pour mettre fin à notre dépendance au gaz russe. L'autre volet du 6e paquet a un effet massif et immédiat sur le secteur financier russe. La Banque centrale russe essaie de manière désespérée de stabiliser la situation, puisant profondément dans ses réserves.
Et il y a une seconde couche : les sanctions économiques, sur le contrôle des exportations sur les technologies et les marchandises, qui sont encore plus efficaces, parce qu'elles s'intensifient avec le temps. La flotte aérienne ne vole plus qu'en Russie parce que les appareils ne disposent plus des certificats de sécurité, faute de mise à jour; l'industrie automobile russe peine à se procurer des composants. C'est également visible dans le secteur ferroviaire.
Nous couvrons tout, avec ces sanctions : le secteur des énergies fossiles, le secteur financier, le secteur économique. Importe maintenant de veiller à ce qu'il n'y ait pas de failles ou de moyens de contourner les sanctions, d'opérer un travail de correction. Ce n'est pas très spectaculaire, mais c'est un travail très important.
L’Union européenne entend être indépendante aussi rapidement possible du gaz russe, mais cela prendra encore du temps. De son côté la Russie commence à couper ou à réduire les livraisons de gaz vers les pays européens pour faire pression sur les prix. Faut-il craindre que Vladimir Poutine ferme davantage de robinets de gaz, ce qui pourrait avoir un effet délétère sur les économies de nombreux États membres ?
Poutine tente de nous faire chanter. Nous l’avions prévu dès le début, c’est pourquoi nous avons mis en place tous ces plans d’urgence et que les groupes de support régional examinent la question des interconnexions pour qu’un pays puisse recevoir du gaz, non plus uniquement de Russie, mais aussi du Sud ou d’autres régions. Nous avons déjà fait beaucoup, et nous avons encore beaucoup à faire.