Réputée eurosceptique, la République tchèque retaille son costume européen
Prague entame vendredi sa présidence du Conseil de l’UE.
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- Publié le 01-07-2022 à 06h39
- Mis à jour le 01-07-2022 à 19h07
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Réputée eurosceptique, la République tchèque va retailler son costume européen. Après l’arrivée au pouvoir d’une coalition plus favorable à l’intégration européenne en décembre dernier, Prague prend ce vendredi la barre du Conseil de l’UE pour les six prochains mois, au moment où l’Europe traverse sa plus grave crise sécuritaire depuis la Seconde Guerre mondiale. L’invasion russe de l’Ukraine sera forcément la principale préoccupation de cette présidence, qui n’en reste pas moins fidèle à la tradition tchèque d’une approche "réaliste" de la politique européenne, s'axant sur les réponses concrètes et immédiates à apporter à cette guerre, plutôt que sur des projets grandioses de réforme de l’Union.
"Il faut dire que la République tchèque succède à la France, un de ces grands États membres qui formulent de grandes visions", pointe Ondrej Ditrych, directeur de l'Institut des relations internationales de Prague. Mais il est vrai aussi que les Tchèques "ne réfléchissent pas forcément à des solutions institutionnelles aux problèmes qui se posent", note M. Ditrych. La preuve : lorsque l'idée de réformer les traités européens a surgi à la suite de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, Prague était parmi les treize capitales à s'y opposer. Pour la République tchèque, l'Union doit faire avec ce qu'elle a pour continuer à soutenir l'Ukraine et gérer au mieux la crise énergétique. Notez que pour les Tchèques cela doit primer sur les ambitions climatiques de l'UE, qu'ils ont longtemps cherché à diluer. De même que, si la coopération européenne en matière de défense figure comme priorité, Prague, atlantiste, insiste sur l'attachement à l'Otan.
L’héritage de Vaclav Havel
Les chantiers de la présidence tchèque ne seront pas moins colossaux : anticiper un sevrage imposé (par Moscou) du gaz russe et pousser les Vingt-sept à bâtir leur indépendance énergétique, envisager toujours plus de moyens de soutenir Kiev et de sanctionner la Russie, maintenir l'unité des Européens face à cette guerre qui menace leurs valeurs… La devise de la présidence tchèque, "L'Europe comme tâche : repenser, reconstruire, réénergiser", s'inspire d'ailleurs d'un discours de Vaclav Havel prononcé à Aix-la-Chapelle en 1996. Icône de la Révolution de velours de 1989 puis président tchèque, il est salué comme un grand Européen, attaché aux droits de l'homme et à la construction d'une Europe démocratique. "Cette référence signale la volonté de Prague d'être sur le coup au niveau européen", observe Ziga Faktor, chef du bureau de Bruxelles du think tank Europeum. D'autant que Vaclav Havel "est glorifié à l'étranger, mais pas autant dans le pays".
Un rapport complexe
La République tchèque a toujours entretenu un rapport complexe à l'Union, qu'elle a rejointe en 2004. En 1996, trois ans après la séparation d'avec la Slovaquie, le Premier ministre Vaclav Klaus déposait la demande d'adhésion à l'UE. Cinq ans plus tard, alors que son pays assurait sa première présidence européenne, le même Vaclav Klaus fustigeait "l'UERSS" et rechignait à adopter le traité de Lisbonne. Au fil de sa longue carrière politique, son hostilité envers l'UE a grandi, même s'il se décrit comme "euro-réaliste". Pour Ziga Faktor, "c'est la personnalité qui est le plus à blâmer pour l'euroscepticisme de la nation".
Selon une étude publiée début 2020 notamment par l'agence STEM, seuls 33 % des Tchèques considèrent que l'appartenance à l'UE est une bonne chose. À peine 47 % des sondés voteraient pour y rester. En général, autour de 70 % de la population est opposée à l'adoption de l'euro."Ce sujet n'est pas sur la table", a d'ailleurs avoué le Premier ministre Petr Fiala, même si plusieurs analystes considèrent que cela permettrait de stabiliser l'économie dans le contexte de l'inflation.
Pourtant, l'économie tchèque est fortement basée sur les exportations, qui sont dirigées à 80 % vers le reste de l'UE, et tire donc profit du marché unique. Aussi, la République tchèque est un bénéficiaire net des fonds européens. Selon Reuters, elle a obtenu depuis 2004 quelque 961,5 milliards de couronnes (soit près de 40 milliards d'euros). "Pour les plus sceptiques, c'est d'ailleurs pour ça qu'ils considèrent l'UE comme importante", note le sociologue Martin Buchtik, directeur de STEM. "Or cette réfléxion peut être dangereuse, puisque la République tchèque pourrait, à partir de 2027 devenir un contributeur net au budget européen (car son économie aura fleuri grâce aux fonds de cohésion)."
La popularité de l'UE auprès des Tchèques varie beaucoup. Elle a par exemple chuté dans les années 2009-2011 lors de la crise financière, alors qu'en 2019 la croissance économique avait tendance à réconcilier les citoyens avec l'Union. Paradoxalement, c'est lors de la crise de l'asile de 2015 que l'image de l'UE a subi le coup le plus dur, même si le pays n'a pas été touché par l'arrivée des réfugiés. Un phénomène qui s'explique aussi par le contexte politique. Président depuis 2013, Milos Zeman - qui militait jadis pour entrer dans la zone euro -a opéré un virage idéologique anti-européen, n'hésitant pas à qualifier "d'invasion organisée par les Frères musulmans" l'afflux de migrants en 2015, à fustiger l'UE et à s'opposer frontalement à ses tentatives de répartir les réfugiés parmi les Vingt-sept. En avril 2020, la Cour de justice de l'UE a d'ailleurs jugé que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque n'avaient pas respecté la loi européenne en refusant d'accueillir des réfugiés relocalisés depuis l'Italie ou la Grèce.
"Bruxelles" a bon dos
"Cette situation est fondée sur un profond malentendu du processus d'élaboration des politiques de l'UE", analyse M. Ditrych."Il y a l'aspect historique : nous avons été gouvernés depuis l'étranger pendant longtemps, d'abord par Vienne, ensuite par Moscou. Désormais, certains voient Bruxelles comme un autre pouvoir distant, qui prend des décisions pour nous.Même si ce n'est pas vrai, beaucoup de politiciens utilisent ce narratif quand cela les arrange", soupire M. Faktor. Surnommé le Trump européen, l'ancien Premier ministre Andrej Babis était arrivé au pouvoir en 2017 en maniant déjà un discours anti-élites. Une fois accusé de corruption et de détournement de fonds communautaires, il a boosté sa rhétorique anti-européenne, sans être vraiment mû par cette idéologie. Contrairement au président Zeman, "il n'a jamais sérieusement parlé d'un référendum sur l'appartenance à l'UE", observe ainsi M. Ditrych.
En place depuis décembre, le gouvernement actuel résulte d'une coalition entre des partis pro-européens, comme Top 09 ou le Parti pirate, et la Plateforme démocratique civique (ODS). Grande formation de la droite tchèque, ce parti conservateur ne s'est pas complètement émancipé de l'euroscepticisme de son créateur, Vaclav Klaus. Le Premier ministre Petr Fiala en est issu mais représente l'aile modérée du parti. Et tente de calibrer son discours : "Il est conscient que l'UE est importante, même s'il va rechigner à donner plus de pouvoir aux institutions et insister sur l'importance des États-nations", note M. Faktor.
"Créer une attitude" à l’égard de l’UE
Pour M. Ditrych, qui considère que l'euroscepticisme devient une tendance politique marginale, ce "gouvernement prend la présidence de l'UE très au sérieux". Et ce, contrairement au précédent, qui avait d'ailleurs réservé un budget si dérisoire à cet exercice qu'il a fallu le doper en urgence.
Ces six prochains mois pourraient avoir un impact sur le regard que posent les Tchèques sur l'Union. Les chiffres montrent que, lorsqu'un pays exerce la présidence du Conseil de l'UE, cela peut augmenter la popularité de l'Union auprès des citoyens, observe M. Buchtik. "Pour la République tchèque, il ne s'agit pas forcément de stimuler une attitude positive, juste de créer une attitude. Car le problème fondamental est que nous ne comprenons pas l'UE. Si vous ne comprenez pas quelque chose, vous ne lui faites pas confiance."