En Grèce, une justice dysfonctionnelle à deux vitesses entraîne des verdicts surprenants
Plusieurs juges ont été licenciés pour un retard injustifié dans la gestion de leurs dossiers. Les dérives du système judiciaire sont récurrentes. Et certaines décisions… étonnantes.
- Publié le 04-08-2022 à 08h13
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Treize juges d'instruction ont été licenciés depuis le début de l'année en Grèce pour "retards injustifiables dans le traitement de leurs dossiers". Certains avaient sur leur bureau des affaires datant de 2012 toujours pas instruites. L'un dans l'autre, plus de 400 dossiers prenaient racine sur leurs étagères. Le conseil disciplinaire de la Cour suprême a décidé de donner un grand coup dans la fourmilière pour bien faire passer le message. "Il est temps de se mettre au boulot", relève une source proche du dossier, mais "il n'est pas certain que cela suffise", ajoute-t-elle. "Licencier peut aider car personne ne s'y attendait, mais s'attaquer au fond du problème endémique, c'est mieux ".
De fait, le problème ne date pas d'hier. Depuis les années cinquante, la Grèce a été condamnée des centaines de fois pour des retards excessifs dans le traitement de ses dossiers, mais rien n'y fait. Pour la juriste Anastasia Tsoukala, il y a deux problèmes : "Le premier est le manque de compétence d'une partie des fonctionnaires. Le second, le manque criant de personnel. On n'embauche plus alors que le volume des affaires portées devant la justice augmente sans cesse."
Selon Giorgos Diamantis, à la tête de la fédération des juristes grecs, "il manque au moins 3 000 fonctionnaires pour rendre la situation supportable". Cassiopée Koutrouli en sait quelque chose. Violemment agressée par un automobiliste dans sa voiture, elle a porté plainte, rapport du médecin légiste à l'appui, en 2016. L'affaire a été, après un an et demi d'attente, reportée à deux reprises. Une fois car la partie adverse ne s'est pas présentée, une autre pour un problème lié au tribunal. En 2020, alors qu'enfin l'affaire devait passer en jugement, elle a été purement et simplement close car l'indemnisation qu'elle demandait n'était pas assez importante. "Je n'y croyais pas , se rappelle-t-elle. Tibia fêlé, quinze jours d'arrêt de travail, rétroviseur et pare-brise endommagés, quatre ans d'attente et puis plus rien. Comme si cela n'était jamais arrivé."
Un million de Grecs concernés
Depuis, rien n'a bougé. Des milliers d'affaires sont bloquées au Conseil d'État, ou sur le bureau du procureur d'Athènes depuis plus de dix ans. Des milliers d'autres dossiers sont reportés. Une situation qui affecte le quotidien de près d'un million de Grecs, comme Spiros Kotzias, dentiste. Il attend depuis quinze ans un verdict pour un différend avec le constructeur de sa maison. "C'est moi la victime. J'ai dépensé des milliers d'euros pour refaire ma maison et pour porter l'affaire en justice. Mais rien ne bouge. C'est comme si c'était moi que la justice punissait." Même sentiment chez Antonis Kalaitzis, arrêté au cours d'une manifestation. Il a attendu neuf ans, de 2011 à 2020, pour être innocenté car systématiquement les policiers qui l'incriminaient ne se présentaient pas au tribunal. "Neuf ans au cours desquels je n'osais plus descendre dans la rue protester, car si j'étais repris cela aurait aggravé mon cas", peste-t-il, d'autant plus que le tribunal a rejeté toute demande d'indemnisation. Pour limiter les actions en justice et désengorger les tribunaux, une loi a été déposée obligeant les plaignants à payer un minimum de 50 euros pour toute plainte. Un montant qui dans les faits passe à 240 euros. "Ce n'est rien d'autre qu'une justice de deux poids deux mesures, s'insurge Antonis. Les plus fortunés peuvent payer, les autres non. Avec un salaire de 720 euros, vous croyez que je peux donner 240 euros pour une plainte qui sera jugée dans trois ans dans le meilleur des cas ?"
Verdicts surprenants en série
Ce sentiment d'une justice à deux vitesses s'est accentué ces dernières semaines avec toute une série de verdicts surprenants. Le premier concerne l'assassinat en 2018 de Zak Kostopoulos, une icône de la communauté LGBT. Les quatre policiers jugés "pour lésions corporelles ayant conduit à la mort" ont été innocentés. Une vidéo les montrant alors qu'ils le lynchaient a fait le tour du Net et a été versée dans le dossier d'instruction. Pourtant, seuls les deux commerçants impliqués dans l'affaire ont été condamnés à dix ans de prison ferme. L'un, vu son grand âge, 77 ans, va purger sa peine chez lui alors qu'il y a des prisonniers bien plus âgés dans les prisons grecques. Pour la Ligue des droits de l'homme, "ce n'est pas la première fois que l'implication plus ou moins grande de la police dans des incidents violents s'accompagne de son acquittement pénal ou disciplinaire" . L'ONG fait référence aux fameuses EDE, enquêtes internes à la police, qui n'aboutissent pratiquement jamais à une quelconque condamnation et qui, par conséquent, ne sont jamais prises en compte par la justice. Pour Anastasia Tsoukala, "les policiers sont toujours couverts quoi qu'ils fassent. Aucun gouvernement ne veut les défier. La police grecque est un État dans l'État".
Amnesty International, qui avait adopté le cas de Zak Kostopoulos, ne dit pas autre chose. Pour l'ONG, ce verdict prouve que "les victimes de recours excessif à la force sont privées de justice".
Quelques jours plus tard, le policer qui avait été condamné à la perpétuité pour le meurtre, en décembre 2008, d’Alexi Grigoropoulos, un adolescent de 15 ans, a été libéré après treize ans de prison ferme. Dans la foulée, un policier coupable de onze cambriolages et vols à main armée est sorti de prison après deux ans alors qu’un jeune anarchiste pour les mêmes faits purge huit ans et demi de prison ferme et n’est pas libéré comme la loi grecque le permet pour tout prévenu qui a purgé les deux tiers de sa peine. Ses 67 jours de grève de la faim n’ont pas infléchi la position des juges. Mais le cas le plus "surprenant" de ces dernières semaines est la libération de Dimitris Lignatis. Ex-directeur du Théâtre national, très proche de l’actuel Premier ministre, il a été condamné à douze ans de prison ferme pour le viol de deux garçons mineurs. Il a été libéré le temps de son procès en appel.
Aucun prévenu n’a jamais bénéficié d’une telle clémence.