Pour accéder au front, la journaliste Dorothy Lawrence a trouvé un stratagème qui lui a coûté cher
Dorothy Lawrence rêvait d’être reporter de guerre. Pour y parvenir, cette jeune anglaise a tenté le tout pour le tout, en se travestissant pour affronter la réalité des tranchées pendant la Première Guerre Mondiale. Dans le cadre de son dossier "Il était une fois", LaLibre.be revient sur le parcours hors du commun d'une journaliste déterminée.
- Publié le 16-10-2022 à 12h00
- Mis à jour le 16-10-2022 à 12h25
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C’est dans l’Angleterre de la fin du 19ème siècle que Dorothy Lawrence voit le jour. La fillette grandit à Hendon, près de Londres. Son enfance n’est pas des plus évidentes puisque sa mère décède, alors qu'elle n'a que 13 ans. Elle est alors recueillie par un couple dont l’homme est gardien de l’église d’Angleterre. S’il est apprécié et respecté dans sa communauté, Dorothy l’accusera plus tard de viol. Dès son plus jeune âge, la jeune fille rêve d’aventures. Elle veut découvrir la réalité de la société dans laquelle elle évolue en devenant journaliste. Cependant, l’éducation stricte qu’elle reçoit, empêche et réprime son émancipation et l’expansion de ses rêves.

Une détermination à réaliser ses rêves
Même si son quotidien est tout sauf évident, Dorothy persévère, bien décidée à décrocher la profession de ses rêves. À la fin des années 1800, le milieu journalistique est très difficilement accessible aux femmes. À l’époque au Royaume-Uni, elles n’ont pas souvent voix au chapitre. D’ailleurs, elles n’ont pas encore le droit de vote. Malgré cela, la journaliste en herbe propose de prêter sa plume à divers journaux. Sa persévérance paie puisqu’elle publie des articles dans le « Times » et dans « The Pall Mall Magazine ».
En 1914, lorsque la Première Guerre Mondiale débute, Dorothy Lawrence a tout juste 18 ans. Son jeune âge ne l’empêche pas de vouloir aller au front pour rapporter ce qu’il s’y passe. Elle y voit une opportunité pour se faire une place dans le milieu journalistique. Elle propose alors ses services à de nombreux journaux, sans succès. Durant cette période particulière, les autorités civiles et militaires limitent énormément l’accès aux lignes de front aux reporters et encore plus aux femmes.

Persévérer malgré tout
Dorothy le comprend rapidement; elle n’aura pas d’accréditation officielle pour couvrir la guerre en tant que journaliste. Elle n’abandonne pas pour autant et décide qu’elle ira au cœur de l'action, mais sans autorisation. La jeune journaliste élabore alors divers plans pour concrétiser son projet.
En 1915, alors que Dorothy se trouve en France, elle tente de rejoindre le « détachement d'aide volontaire »,une unité britannique qui permet aux volontaires civils d'aider les militaires du Royaume-Uni en leur fournissant des soins infirmiers. Cette unité est composée de nombreuses femmes et offre à Dorothy la perspective d'aller au front.
Cependant, malgré de nombreux efforts, la jeune britannique ne parvient pas à rejoindre le groupe de volontaires.
Se faire passer pour un homme
Après avoir essayé de rejoindre la ligne de front en tant que pigiste et avoir été arrêtée par la police française, Dorothy retourne à Paris. Au fur et à mesure des tentatives et expériences, elle se rend compte que la zone de guerre lui serait plus accessible si elle était un homme.

La solution serait donc de se travestir. Alors qu’elle passe du temps dans un café parisien, Dorothy aperçoit des soldats de l’armée britannique et décide d’aller à leur rencontre. Elle leur explique sa volonté de rejoindre le front et les met dans la confidence de son projet : elle va prendre l’apparence d’un homme afin de rejoindre les tranchées. Ces soldats britanniques décident de la soutenir et de l’aider. Ils lui font passer un uniforme militaire pièce par pièce en contrebande. Elle les nommera ses « complices kakis ».
Après avoir récupéré l’uniforme complet, Dorothy se rend compte que cela ne suffit pas pour se faire passer pour un soldat. Elle crée alors un corset afin d’aplatir sa poitrine et coupe ses cheveux. Elle place aussi des sacs de laine au niveau de ses épaules pour se donner plus de carrure… Grâce aux vêtements et à ces diverses techniques, la journaliste a désormais l’accoutrement et le physique qu’avaient les hommes dans les tranchées.
Mais il lui manque encore l’attitude. Elle demande donc à des soldats de lui expliquer comment se comporter et comment marcher afin de passer inaperçue. Elle devient ainsi « Denis Smith », un soldat du premier régiment du Leicestershire.

Son expérience de guerre
En aout 1915, prête à vivre en immersion avec les soldats de la Première Guerre Mondiale, Dorothy Lawrence prend son vélo et se dirige vers le front. Elle rejoint l’armée britannique dans la Somme. En chemin, la jeune femme de 18 ans rencontre Tom Dunn, un sapeur. Il creuse des tunnels pour aider les forces britanniques. Elle lui raconte son secret et le jeune homme décide de l’aider. Il lui montre une petite cabane dans les bois dans laquelle Dorothy pourra venir dormir chaque soir après sa journée au front. Il s’engage également à la nourrir en partageant ses rations avec elle.
Dorothy Lawrence parvient enfin à rejoindre un régiment et aide les soldats à creuser des tunnels pendant une dizaine de jours. Elle fait face aux difficultés de la vie dans les tranchées : elle est confrontée au froid, à la mort, aux maladies mais aussi au bruit incessant de balles. Cette vie impacte tant sa santé physique que mentale. Elle développe rapidement du stress, des rhumatismes et s’évanouit fréquemment.
Après 10 jours sur le front, son état de santé la pousse à révéler sa vraie identité. Certains disent qu’elle l’a fait par crainte que celle-ci soit découverte si elle avait besoin de soins médicaux mais aussi par peur que les hommes qui lui avaient apporté de l’aide soient punis.
L’arrestation
Dès que Dorothy révèle son identité, elle se retrouve en état d’arrestation militaire. Elle est envoyée à Calais, ville dans laquelle elle subit de nombreux interrogatoires. Six généraux et vingt officiers lui posent des questions pendant de longues heures. Alors que certains la considèrent comme une espionne de guerre, d’autres sont persuadés qu’elle s’est rendue sur le front en tant que prostituée. Lors des interrogatoires, les officiers n’utilisent pas ce mot, ils parlent d’« adepte du camp ». Dorothy, ne sachant pas que ce terme renvoie à la prostitution, acquiesce.
Elle devient prisonnière de guerre et est enfermée dans un couvent. Là-bas, les hauts commandants sont si embarrassés à l’idée qu’une adolescente ait pu rejoindre le front qu’ils la forcent à signer un affidavit. En d’autres termes, pour éviter la prison, elle doit promettre de ne pas raconter dans la presse ce qu’elle a fait et vécu. Dorothy signe cet accord et peut alors rentrer en Angleterre.
Le retour en Angleterre
En rentrant en Angleterre, Dorothy tente tout de même de publier son histoire dans « The Wide World Magazine » mais elle est rapidement réprimée. En 1919, elle finit par partager son histoire dans son autobiographie « Sapper Dorothy Lawrence : The Only English Woman Soldier » . Celle-ci ne connaîtra pas un succès immédiat et sera censurée.

Le comportement de la journaliste est vu comme étant de plus en plus instable. En 1925, Dorothy se rend chez le médecin et confie avoir été violée pendant son enfance par son père adoptif, un homme d’église. On ne la croit pas et les autorités la considèrent comme étant folle. Elle est donc internée dans un hôpital psychiatrique londonien. Sans réelle famille pour lui rendre visite, celle qui rêvait d’aventures et de découvertes reste enfermée dans cette institution pendant 39 ans, jusqu’à son décès en octobre 1964.
Aujourd’hui, le courage de cette journaliste est de plus en plus mis en avant. Des pièces de théâtre mais aussi des films retracent son parcours.