Le Qatar soupçonné de vouloir se payer le Parlement européen
La justice belge enquête sur un scandale de corruption qui éclabousse l’institution européenne. Le pays organisateur de la Coupe du monde serait à la manœuvre. Quatre personnes, dont une vice-présidente du Parlement, ont été écrouées.
- Publié le 11-12-2022 à 22h05
- Mis à jour le 11-12-2022 à 22h08
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Même s’il faudra attendre que la poussière retombe un peu avant de pouvoir évaluer l’ampleur des dégâts, la secousse est très sévère. Elle ébranle le Parlement européen et se fait ressentir jusqu’au Qatar, soupçonné par la justice belge d’être à la manœuvre d’un scandale de corruption, comme le révélaient vendredi nos confrères du quotidien Le Soir et de l’hebdomadaire Knack. Le parquet fédéral belge a indiqué ce dimanche que quatre personnes avaient été placées sous mandat d’arrêt dans le cadre d’une enquête à grande échelle du parquet fédéral et de la police fédérale. Elles ont été inculpées pour appartenance à une organisation criminelle, blanchiment d’argent et corruption. Parmi ces personnes dont le juge Claise, qui instruit l’enquête, a demandé l’arrestation se trouve l’une des quatorze vice-président(e) s du Parlement européen, la socialiste grecque Eva Kaili.
Sur quoi porte l’enquête menée par la justice belge ?
Le paquet fédéral soupçonne que des personnes en position d’influencer les décisions du Parlement ont reçu d’importantes sommes d’argent ou des cadeaux significatifs. De qui ? Des sources judiciaires évoquent, sans le nommer, “un pays du Golfe” arabique, que Le Soir et Knack identifiaient vendredi comme étant le Qatar, pays organisateur controversé de la Coupe du monde de football, qui s’y déroule jusqu’au 18 décembre.
Qu’auraient cherché à obtenir les Qataris ? Soupçonné d’avoir payé des pots-de-vin pour se voir attribuer, en 2010, l’organisation de la Coupe du monde 2022, très critiqué pour les conditions de travail et les nombreux décès des ouvriers étrangers qui ont construit les stades et les infrastructures pour l’événement, le Qatar se signale aussi par son manque de considération pour les droits humains, en particulier ceux des femmes et des LGBTIQ +. Désireux d’étendre le soft power que lui confère déjà son statut d’État gazier – l’un de ceux vers qui se tourne l’Europe pour remplacer le fournisseur russe -, le Qatar est en quête de respectabilité. On peut envisager qu’il cherchait à bénéficier du concours de personnes susceptibles de le présenter sous son meilleur jour et/ou d’intervenir dans le processus décisionnel européen d’une façon favorable aux intérêts de Doha.
Par le biais du compte Twitter de sa mission auprès de l’Union européenne, le Qatar a “catégoriquement rejeté toute tentative de l’associer à des accusations de comportements répréhensibles. Toute association du gouvernement qatari avec les faits reprochés est sans objet et basé sur des fausses informations”.
Que sait-on des personnes interpellées vendredi et dimanche ?
Eva Kaili est le plus “gros poisson” tombé dans le filet des enquêteurs belges. Âgée de 44 ans, cette ancienne journaliste présentatrice de journal télévisée est entrée au Parlement européen en 2014, dans les rangs de l’Alliance des socialistes et démocrates, après avoir passé sept ans dans les travées du Parlement grec sous l’étiquette du Pasok (dont elle a été exclue vendredi). Élue vice-présidente du Parlement européen en 2022, elle est notamment membre suppléante de la Délégation pour les relations avec la péninsule arabique (DRPA).
Si Mme Kaili a été arrêtée, c’est que son cas est sérieux. Elle était protégée par son immunité parlementaire, qui ne peut cependant être invoquée en cas de flagrant délit. Selon une source judiciaire citée par l’AFP, elle était en possession de “sacs de billets” vendredi soir lorsque la police belge l’a arrêtée. Nos confrères de L’Écho écrivent, eux, que le père de Mme Kaili a été interpellé avec une valise lourde d’argent liquide. Il faut supposer que les enquêteurs disposaient de suffisamment d’éléments pour juger que l’origine de cet argent est criminelle.
La vice-présidente du Parlement s’est révélée, ces derniers temps, comme une zélatrice du Qatar. Lors d’un débat organisé le 22 novembre en plénière du Parlement sur la situation des droits humains au Qatar dans le contexte de la Coupe du monde, elle s’est fendue d’une intervention dithyrambique sur les mérites du pays. La tenue de la Coupe du monde sur son sol était selon elle, “la preuve que la diplomatie sportive peut conduire à une transformation historique du pays avec des réformes qui inspirent le monde arabe”. Le Qatar y était présenté comme “un pionnier des droits du travail dans la région”, “bon voisin et bon partenaire”, “négociateur de paix” qui a déjà “accompli l’impossible”.

Ce n’est pas tout : le 1er décembre, la vice-présidente Kaili s’est arrangée, avec l’assentiment de son groupe pour voter en faveur de la libéralisation des visas pour le Qatar dans la commission parlementaire Liberté, Justice et Affaires intérieures, dont elle n’est pas membre, ni suppléante – l’eurodéputée socialiste belge Marc Tarabella, qui n’est plus membre qu’elle de la commission Libe a également participé à ce vote.

Mais encore : alors que Doha avait annulé une visite de la délégation parlementaire, Mme Kaili s’y est rendue et a loué les réformes entreprises par le Qatar, prétendant parler au nom de 500 millions d’Européens.
Le compagnon d’Eva Kaili, Francesco Giorgi, assistant parlementaire d’un eurodéputé italien social-démocrate, a également été auditionné puis appréhendé. M. Giorgi est aussi conseiller de l’ONG Panzeri, active dans la lutte contre l’impunité pour de sérieuses violations des droits humains, dont les locaux bruxellois ont été perquisitionnés vendredi.
À la tête de cette ONG se trouve l’ancien et influent eurodéputé italien (de 2004 à 2019, au sein du groupe socialiste) Pier Antonio Panzeri, 67 ans, lui aussi écroué. Fight Impunity n’est pas une petite ONG locale : au sein de son conseil honoraire, on trouve des personnalités comme l’ancienne cheffe de la diplomatie européenne Federica Mogherini, les ex-commissaires européens Emma Bonino et Dimitris Avramopoulos, l’éphémère Premier ministre français Bernard Cazeneuve ou le médecin congolais Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix 2018.
Une quatrième personne non identifiée, liée à une ONG, selon Le Soir, a également été écrouée à la demande du juge Claise.
La police a également interpellé vendredi un autre Italien, Luca Visentini, président de la Confédération internationale des syndicats. Il a été libéré sous conditions après avoir été entendu, selon Le Soir. Le père de M. Kaili a également été libéré.
Que sait-on encore de l’enquête ?
La police a perquisitionné samedi soir le domicile de l’eurodéputé socialiste belge Marc Tarabella, à Anthisnes, en province de Liège, en présence de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola (lire ci-contre). Vendredi, le paquet fédéral indiquait qu’une quinzaine de perquisitions avaient été menées dans diverses communes de Bruxelles. La somme de 600 000 euros en liquide a été saisie, de même que du matériel informatique et des téléphones portables.
Au Parlement européen, la police a posé les scellés vendredi sur les portes des bureaux d’un ancien assistant parlementaire de M. Tarabella, G. M., qui fut précédemment l’assistant de M. Panzeri, ainsi que de D. R., une assistante parlementaire d’une autre élue socialiste belge, Marie Arena. Cette dernière était présente lors de l’intervention de la police, qui n’a pas demandé à l’entendre.
Présidente de la sous-commission des Droits de l’homme, Marie Arena a indiqué à La Libre qu’elle avait recruté il y a environ un an cette assistante, spécialiste des questions des droits humains en Afrique. Cette personne avait travaillé six mois comme consultante pour Fight Impunity et c’est en rapport avec cette activité que son domicile a été perquisitionné et qu’elle a été interrogée, a précisé Mme Arena.
D’autres députés européens, assistants, fonctionnaires vont-ils se retrouver dans le collimateur de la justice belge ? Pour l’heure, les personnes citées sont italiennes, d’origine italienne (ou, comme Mme Kaili, proche d’une personne italienne) et membres ou proches du groupe des socialistes et démocrates européens (S&D). D’autres députés ou personnes liés à d’autres groupes politiques du Parlement européen ont-ils été approchés ? Quid des autres institutions européennes ? Il faut attendre de voir si l’affaire est une pelote de laine dont les enquêteurs tirent un fil.
Comment a réagi le Parlement européen ?
Le Parlement européen ne fait pas de commentaire sur une affaire judiciaire en cours, mais a fait savoir qu’il offrait sa pleine coopération aux autorités en charge de l’enquête.
Politiquement, les choses commencent à bouger. Mme Kaili a été exclue du groupe de socialistes et démocrates et la présidente Metsola, a suspendu toutes ses délégations.
La conférence des présidents de groupe du Parlement décidera (plus que probablement) devait décider l’opportunité d’organiser débat en plénière sur les allégations de corruption au sein de l’institution, ainsi qu’un vote de l’assemblée pour que Mme Kaili soit déchue de son poste de vice-présidente. Il reviendra également à la plénière de décider, in fine, de lever son immunité parlementaire si les autorités judiciaires belges le demandent.
Par ailleurs, le Parlement européen devait se prononcer lors de la séance plénière de cette semaine sur l’opportunité d’ouvrir des négociations avec le Qatar (et le Koweït) pour la libéralisation des visas. Les États membres ont eux déjà donné leur feu vert, mais il n’y a plus guère de chance que le Parlement donne rapidement son aval et les groupes socialistes et verts ont indiqué qu’ils voteraient contre ce texte.
Il n’empêche : pour l’image du Parlement européen, le coup est rude. Il ne faudra sans doute pas attendre longtemps pour que la Hongrie de Viktor Orban ne s’autorise à faire la leçon à une institution qui plaide pour le gel d’une partie des fonds européens destinés à Budapest au prétexte qu’ils seraient insuffisamment protégés contre la corruption.