Royaume-Uni: "Les travailleurs peinent à se faire entendre aussi efficacement qu’avant"
Jeudi 15 juillet, les infirmières se sont mises en grève pour la première fois de leur histoire en Angleterre et au Pays-de-Galles. Parallèlement, le secteur ferroviaire a entamé mardi un mouvement entamé cet automne et qui risque de paralyser tout le pays jusqu’au milieu de la semaine prochaine. Historien et professeur à l’université King’s College London, spécialisé sur la science et la technologie, David Edgerton analyse la signification des grèves actuelles.
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- Publié le 18-12-2022 à 09h32
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Le mouvement de grèves actuel est-il exceptionnel ?
Malgré ce que les gens imaginent à l’étranger, des grèves ont régulièrement lieu au Royaume-Uni, comme dans le reste de l’Europe. Il n’existe pas d’exception britannique en la matière, même si les gouvernements de Margaret Thatcher (1979-1990) ont adopté pendant les années 1980 des lois qui ont restreint la capacité des travailleurs à s’organiser. Nous avons donc connu des grèves ces dernières années, dont une grève des professeurs d’université à laquelle j’avais pris part.
Il n’est pourtant pas exagéré de dire que la juxtaposition actuelle de mouvements de grèves dans de nombreux secteurs ne s’était pas produite depuis les années 1980. Les revendications initiales des grévistes au milieu et à la fin des années 1970 étaient similaires à celles d’aujourd’hui : le gouvernement, à l’époque travailliste, ne voulait pas accroître les salaires du secteur public au même rythme que l’inflation, alors très forte. Les grèves étaient donc causées par l’action du gouvernement et n’étaient donc pas la faute des syndicats. À l’arrivée au pouvoir des conservateurs en 1979, Thatcher a accordé les augmentations de salaire réclamées par les syndicats. La vague de grèves qui a suivi, qui s’est d’ailleurs révélée plus intense que celle précédant son arrivée au pouvoir, même si les médias britanniques l’ont oublié, a donc surtout concerné le secteur privé. Aujourd’hui, les grèves concernent les employés des secteurs privés traditionnels, comme le ferroviaire, même si les salaires ont bien plus augmenté dans le privé. Mais surtout les employés de classe moyenne du secteur public, qui normalement ne font jamais grève, comme les infirmières ou les employés des tribunaux judiciaires.
L’équilibre des pouvoirs entre le gouvernement et les syndicats a-t-il changé depuis les grandes grèves des années 1970-1980 ?
Dans les années 1970 et jusqu’au début des années 1980, les travailleurs étaient bien mieux organisés qu’aujourd’hui. Ils étaient donc capables de faire pression sur le gouvernement et d’imposer une progression de leur salaire au même rythme que l’inflation. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’extraordinaire effondrement économique des années 1980 a conduit au chômage massif dans de nombreuses industries et à l’affaiblissement de la représentativité des travailleurs. Leur pouvoir a également diminué avec la restriction juridique de leur possibilité d’action. Les travailleurs peinent donc à se faire entendre aussi efficacement qu’avant. Si c’était le cas, ils auraient fait grève bien plus tôt et leur salaire réel n’aurait pas tant souffert au cours des douze dernières années (un recul d’environ 20 % pour les fonctionnaires, NdlR).
Le chef du parti travailliste Keir Starmer a estimé lundi les demandes salariales des infirmiers démesurées, même s’il appelle le gouvernement à la table des négociations. N’est-ce pas étrange de la part d’un parti issu des syndicats ?
La position de Keir Starmer est dans la lignée de celle de ces prédécesseurs, car le Labour a toujours eu une attitude ambivalente vis-à-vis des grèves. Il ne veut pas être perçu comme un parti qui soutient des travailleurs grévistes ou comme un parti de travailleurs, mais comme un parti de gouvernement. C’est aussi simple que cela. S’il n’entend pas effacer les origines syndicales du parti, il entend les minorer. D’ailleurs, cette méfiance n’est pas à sens unique : de nombreux syndicats, parmi les plus importants du pays comme le RCN, à l’origine de la grande grève des infirmières ou le RMT, le principal syndicat ferroviaire, ne sont pas affiliés au parti travailliste. Ils ne contribuent donc pas à ses finances, même si une partie importante des dons reçus par le Labour provient encore de syndicats (58 %, NdlR). C’est moins le cas cependant que pendant les années Jeremy Corbyn (2015-2020) (88 %, NdlR). Mais cette période fait figure de parenthèse étrange dans l’histoire récente du parti, puisque le Labour clame vouloir se reconnecter avec la classe ouvrière.
La perception de l’opinion publique semble néanmoins avoir changé, même si le ministre de la santé a accusé les grévistes d’obliger de nombreuses familles à “organiser un Noël virtuel” ?
En raison de la multiplication des grèves pendant les années 1970, les gens avaient fini par être agacés. Cela avait d’ailleurs en partie favorisé l’arrivée au pouvoir des conservateurs au printemps 1979. Aujourd’hui, il est largement reconnu que les salaires des travailleurs ont diminué, donc les gens se reconnaissent dans les demandes des grévistes et soutiennent très majoritairement leur mouvement. D’autant plus que même si les employés du secteur ferroviaire ne sont pas particulièrement impopulaires, le fait qu’ils soient accompagnés des très populaires employés du système de santé joue en faveur de tout le mouvement.