À Theresienstadt, une mise en scène des nazis qui préfigure les “Fake news”
À 60 km de Prague, se trouve l’ancienne ville garnison de Terezin, convertie en ghetto durant la Seconde Guerre Mondiale. C’est là que les SS dupèrent un jeune délégué du CICR en préparant pendant un an sa visite…
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Publié le 28-01-2023 à 08h01 - Mis à jour le 28-01-2023 à 08h04
Le 23 juin 1944, un délégué de la Croix-Rouge internationale âgé de 27 ans, sans expérience, effectue la première visite autorisée du CICR dans l’univers concentrationnaire des nazis. Venu de Berlin, Maurice Rossel visite le ghetto de Theresienstadt sous le contrôle étroit des SS, ne parle qu’à un seul Juif, terrorisé, déjeune à l’invitation du général SS Karl-Hermann Frank et fait une promenade le lendemain, un dimanche, à Prague.
Dans son rapport, resté confidentiel durant de longues années, il évoquera le sentiment d’avoir vu “une ville de province presque normale”.
Ce que Maurice Rossel ignore à ce moment-là, c’est que sa visite a été soigneusement préparée depuis un an par les nazis. Adolf Eichmann, l’un des responsables de la “solution finale”, a ordonné au commandant du camp de faire de Theresienstadt (Terezin dans l’actuelle République Tchèque) un “musée assez bon pour passer l’inspection des médias et de la Croix-Rouge”.
Près de 7 500 détenus juifs envoyés à Auschwitz avant la visite
Sur le square de cette citadelle à la Vauban, ville garnison édifiée par les Habsbourg, des roses ont été plantées, des jeux d’enfants ont été dressés, un kiosque à musique a été élevé, des bancs ont été placés, des magasins ont été ouverts. Un gymnase a été transformé en synagogue. Enfin, les rues ont été asphaltées et des maisons repeintes. Terezin était ce jour-là l’exemple le plus abouti des villages Potemkine que d’autres régimes, nord-coréen, russe ou chinois, ont bâti plus tard pour tromper les observateurs étrangers.
Par sa volonté d’occulter la réalité et d’induire en erreur, le camp de Terezin était un des ancêtres des “fake news” dont on parle tant aujourd’hui. “Nous sommes entrés dans le monde de la post-vérité”, a cinglé lundi le député britannique Christian Wakeford, avant une visite à Terezin mise sur pied par l’European Jewish Association (EJA) et à laquelle participait La Libre Belgique. “La vérité n’est plus basée sur un travail scientifique, mais sur ce qui apparaît dans les réseaux sociaux”, a déploré Prisca Thevenot, porte-parole de la République en marche, le parti présidentiel en France.
Ce que le délégué du CICR, accompagné de deux consuls danois, n’a pas pu voir en 1944, c’était que, pour réduire la surpopulation, les nazis avaient préalablement transféré près de 7 500 juifs du ghetto vers Auschwitz. Terezin était présenté par les nazis comme “un camp de réimplantation pour les juifs d’Europe”. En réalité, il était une antichambre avant la “solution finale”. Sur les 144 000 Juifs qui y furent déportés, dont des Anversois, 33 000 périrent sur place citadelle de faim, de typhus, de tortures. Les autres furent envoyés à Auschwitz et n’en revinrent, pour la plupart, jamais.
Les détenus étaient placés dans des baraques hébergeant entre 400 et 600 personnes, avec pour seuls sanitaires, six lavabos et deux wc. Il y eut tellement de décès qu’en 1944, les nazis décidèrent de construire un crématorium et d’y incinérer les dépouilles de 22 000 Juifs dont les cendres furent jetées dans l’Ohre, la rivière voisine.
“Comment j’ai survécu ? Je ne me souviens pas. Les enfants veulent vivre. Peut-être est-ce grâce à ma mère qui nous a fait travailler pour survivre… ”, raconte Gidon Lev, l’un des rares survivants des 15 000 enfants qui furent détenus à Terezin. Cet Israélien de 87 ans, né à Karlovy Vary, consacre les dernières années de sa vie à combattre l’antisémitisme. Il le fait sur Tik Tok où ses courtes séquences font un tabac. Il était présent mardi à Terezin où un rabbin a, dans le chant des martyrs, commémoré la mémoire des disparus face au crématorium.
”Un troufion envoyé en première ligne”
Beaucoup a été écrit sur le rapport de Maurice Rossel, sorti de l’ombre par l’interview qu’a réalisée en 1979 le réalisateur Claude Lanzmann et qui en a tiré un film, Un vivant qui passe. Fumant cigarillo sur cigarillo, le docteur s’était défini comme “un troufion envoyé en première ligne” par le CICR, “un tout gros naïf qui venait de son village”. Il défendait son rapport bec et ongles, un rapport factuel, sur ce qu’il avait vu, selon les standards de l’organisation genevoise.
"Le rapport compilé par Maurice Rossel […] convenait parfaitement aux besoins de la propagande nazie.”
“J’ai senti, j’ai cru que c’était un camp pour des notables juifs privilégiés”, avait-il dit aussi à un Lanzmann interloqué. Une version que conteste aujourd’hui Vojtech Blodig, historien et directeur adjoint du Mémorial de Terezin. “Malheureusement, le rapport compilé par Maurice Rossel […] convenait parfaitement aux besoins de la propagande nazie”, dit-il. “Seule une petite fraction de la population du ghetto était constituée de notables ou de gens aisés. Au moment où le rapport était bouclé, des douzaines de milliers de prisonniers du ghetto avaient déjà été tués dans des camps d’extermination à l’Est, et la mort attendait beaucoup d’autres” .
Le délégué du CICR a ramené de Terezin trente-six photos, exceptionnelles par leur rareté mais troublantes de banalité. On y voit de près des enfants jouer, de loin des adultes assister à un match de football ou répéter le Requiem de Verdi. Tout semblait normal, mais rien n’était vrai.
Le silence du CICR face à la “solution finale” – dont il avait eu vent dès 1942 et qui n’informa pas Rossel – fut le principal échec de l’organisation humanitaire. Elle a présenté ses excuses en 1998 et est aujourd’hui l’une des ONG les plus respectées au monde.