"Depuis le début de la guerre, une personne a été arrêtée toutes les 30 minutes en Russie"
Le bombardement sur Dnipro, qui a fait 46 morts le 14 janvier dernier en Ukraine, a choqué en Russie. Des personnes viennent se recueillir au pied de monuments symboliques, malgré la peur d’être arrêtés. Les risques sont réels et tiennent les Russes qui seraient opposés à la guerre loin de la rue.
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Publié le 28-01-2023 à 19h35 - Mis à jour le 28-01-2023 à 21h31
Ekaterina Markelova n’est pas encore majeure. Le 18 janvier, la jeune fille est venue déposer des fleurs au pied de la statue de la poétesse Lessia Oukraïnka, boulevard de l’Ukraine à Moscou, comme d’autres anonymes avant et après elle. Bouquets, bougies, peluches (sans cesse enlevés, sans cesse renouvelés) : le lieu, désormais surveillé par la police, s’est spontanément transformé en mémorial en souvenir des victimes du bombardement russe sur Dnipro, qui a fait 46 morts le 14 janvier dernier.
Des mémoriaux improvisés, d’autres ont vu le jour en Russie, de Belgorod à Omsk en passant par Saint-Pétersbourg.
Le “comportement antisocial” d’Ekaterina, ce mercredi-là, lui a valu d’être embarquée par la police. Elle sera relâchée sans poursuites. Mais, quelques jours plus tard, une autre Moscovite, Kateryna Varenik, écopera de 12 jours de prison, arrêtée au même endroit avec une affiche “Les Ukrainiens ne sont pas nos ennemis, mais nos frères”.

Des Russes sont quasi quotidiennement arrêtés pour avoir manifesté d’une manière ou d’une autre leur opposition à la guerre ou leur soutien à l’Ukraine.
Ces derniers jours, une jeune fille a été interpellée à Moscou pour avoir porté un ruban jaune et bleu sur ses vêtements. Une doctoresse a été condamnée, à Saratov, pour s’être prononcée contre la mobilisation et la guerre dans une conversation avec des collègues médecins. L’acteur Dmitry Nazarov s’est vu retirer un rôle dans la nouvelle adaptation cinématographique du roman “Les douze chaises”. Un quadragénaire a reçu une amende, à Kabansk, pour avoir peint “Non à la guerre” en lettres vertes sur un bâtiment. Le propriétaire d’un sauna a été poursuivi à Tchita pour des stories sur Instagram, et notamment une dans laquelle il racontait son rêve avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Près de 20 000 arrestations depuis le début de la guerre
OVD-Info, ONG russe qui apporte une aide juridique aux détenus, vient de publier quelques chiffres de la répression qui a transformé le pays en dictature depuis son entrée en guerre contre l’Ukraine le 24 février 2022. Elle a dénombré, en onze mois, 19 335 arrestations et 424 accusés amenés à comparaître dans des affaires pénales.
Elle a aussi compté 5 601 infractions administratives – pour discrédit des forces armées -, 9 720 sites et pages individuelles bloqués sur Internet, 230 cas de pressions extrajudiciaires, dont le licenciement très médiatisé de Dmitry Nazarov et Olga Vasilyeva du Théâtre d’art Anton Tchekhov de Moscou, et 24 organisations jugées “indésirables”, dont tout récemment la Fondation Andreï Sakharov.
Il n’empêche que continue à s’imposer cette image d’inertie de la société russe face à la guerre déclenchée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
Soit que les Russes approuvent, de fait, l’invasion. Selon un sondage effectué par le centre indépendant Levada, 74 % des personnes interrogées disent soutenir les actions des forces militaires russes en Ukraine ; 42 % en ressentent même de la fierté, tandis que 34 % déclarent plutôt de l’anxiété. “Je pense que c’est dû à un traumatisme psychologique lié à l’effondrement de l’URSS”, explique Olga Gnezdilova, avocate spécialisée dans les droits de l’homme. “Ils continuent à croire que cet effondrement est dû à une intervention occidentale” et que la guerre contre l’Ukraine, qu’ils veulent gagner, les ramènera “à l’époque où l’Union soviétique était l’un des centres du monde”. Ils ne manifestent alors que peu de compassion pour les Ukrainiens. “Ils ne pensent pas à la question éthique ni à la souffrance des gens”, assène-t-elle. Comme l’a récemment déclaré le sociologue Lev Gudkov au magazine Der Spiegel, “10 % en moyenne de la population seulement ressent de la culpabilité et montre de l’empathie – la société russe est amorale”.
Soit que les Russes soient opposés à la guerre mais choisissent de se terrer ou de s’exiler à l’étranger plutôt que de manifester en masse.
Des risques réels
“Pourquoi ne protestent-ils pas tous ? Une partie de la réponse tient au fait qu’ils agissent de manière très rationnelle”, note Oleg Kozlovsky, chercheur sur la Russie pour Amnesty International. “Dans un État autoritaire comme la Russie, les autorités mettent toujours un point d’honneur à ne pas succomber à une quelconque pression, qu’elle vienne de l’extérieur ou de l’intérieur. Les Russes pensent donc que leurs chances de succès sont quasi inexistantes et, qu’en plus, ils prennent des risques réels : d’être emprisonnés pour longtemps, d’écoper d’une amende, d’être licenciés de leur travail ou chassés de leur université, d’être mobilisés et envoyés au front”, analyse Oleg Kozlovsky.
La guerre reste “lointaine” pour la plupart des Russes, beaucoup “n’ont jamais vécu aussi bien que sous le régime de Vladimir Poutine, en particulier à Moscou”, et, qui plus est, “la société n’est pas unie”, ajoute Olga Gnezdilova.
Pendant de nombreuses décennies, on a enseigné aux Russes que cela n’avait aucun sens d’aller à l’encontre du système, qu’ils perdraient toujours, que ce système les détruirait.
”Pendant de nombreuses décennies, on a enseigné aux Russes que cela n’avait aucun sens d’aller à l’encontre du système, qu’ils perdraient toujours, que ce système les détruirait. Les gens ne voient donc pas l’intérêt de prendre ces risques. Même s’ils pensent que cette guerre est mal, éthiquement, cela ne signifie pas qu’ils vont mettre en danger leur bien-être ou celui de leur famille. Ils comprennent qu’ils ne doivent pas essayer de changer le système, mais tricher, se sauver et sauver leur famille. C’est pourquoi beaucoup de gens ont quitté le pays. C’est leur façon de protester. ”
Pour autant, “nous ne devons pas oublier que, même si nous ne voyons pas de grandes manifestations en Russie ces jours-ci, presque chaque jour, quelqu’un est arrêté. Depuis le début de l’invasion, toutes les 30 minutes en moyenne, quelqu’un a été arrêté en Russie pour avoir protesté contre la guerre. Quelqu’un qui ne voulait pas que cette guerre soit menée en son nom. Qui ne voulait pas être perçu comme la soutenant. Ce n’est donc pas rien et nous ne devons pas l’ignorer”.