”L’Union européenne fait preuve de davantage d’ambition dans le domaine des politiques sociales”
Confrontée à une multitude de crises, l’Europe a pris ces dernières années des initiatives en matière de politiques sociales qui auraient été impensables par le passé, expose le rapport annuel l’Observatoire social européen (OSE) et de l’Institut syndical européen. Une tendance durable ? La Libre a posé la question à Bart Vanhercke, directeur de l’OSE.
Publié le 01-02-2023 à 15h48
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Il a souvent été reproché à l’Union européenne de ne pas en faire assez dans le domaine des politiques sociales. Les temps sont peut-être en train de changer. C’est en tout cas le constat posé par l’édition 2022 du rapport annuel sur l’état des lieux des politiques sociales dans l’UE, réalisé par l’Observatoire social européen (OSE) et l’Institut syndical européen (Etui). Le Belge Bart Vanhercke, directeur de l’OSE en expose les principaux enseignements pour La Libre.
Quand l’Union européenne a été frappée par la crise financière en 2007-2008, puis par la crise de la dette souveraine, au début des années 2010, les politiques sociales ont été les premières touchées et ont subi des coupes budgétaires. À présent, nous sommes encore en situation de crises, multiples et de longue durée, mais il y a désormais plus d’ambitions pour les politiques sociales. Comment l’expliquez-vous ?
La situation est assez différente, comme le précise le sous-titre du rapport L’élaboration des politiques dans un état de crise permanente. Elle est quelque part encore plus grave que la période à laquelle vous faites référence : il y a la crise sanitaire, la crise économique et financière, la crise climatique, la guerre en Europe… Mais ce que l’on constate, c’est que l’approche de l’Union européenne a complètement changé. La première explication de cette évolution, c’est que la Commission Juncker (2014-2019) avait déjà semé les graines pour une approche plus sociale au niveau communautaire.
Surtout, il y a un changement de paradigme en niveau européen. À un moment, même le Fonds monétaire international avait souligné que l’approche de l’Union européenne poussant les États membres à adopter des mesures d’austérité de plus en plus dures a eu des conséquences néfastes. Il semble que des leçons ont été tirées de cette période. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le contexte : le nombre des eurosceptiques a gonflé lors des dernières élections européennes (2019) et je pense que l’Union, surtout la Commission européenne, s’est rendu compte que continuer avec les politiques d’austérité allait précipiter la fin de l’histoire – je ne mentionne même pas le Brexit.
Ce qui se passe à l’échelon européen au niveau des politiques sociales et de la santé participe à un nouvel élan pour l’intégration européenne, observée ces dernières années ?
Oui, tout à fait. Ça a vraiment commencé en 2020 avec la pandémie de Covid. Les États membres et la Commission se sont rendu compte qu’au niveau de la santé, il fallait commencer à collaborer et cesser de faire semblant que ce sujet ne relevait que de la responsabilité individuelle de chaque État. Et on observe la même chose dans d’autres domaines : pensons à la création du Fonds de reprise et de résilience (l’élément principal du plan européen de relance post-Covid, qui accorde aux États membres des subventions financées par des emprunts européens, NdlR). Dans le rapport, David Bokhorst rappelle que pour avoir accès à cet argent, les États doivent prendre toute une batterie de mesures, en matière de transition écologique, numérique, mais aussi dans le domaine social, en matière d’éducation, de formation et même de protection sociale.

C’est plus contraignant que ne l’étaient jusqu’ici les “recommandations spécifiques par pays” dans le cadre du “semestre européen” ?
Oui. Mais ce vrai changement de paradigme met aussi la Commission dans une situation de pouvoir d’influence, de pousser les États membres à faire des réformes des politiques sociales nationales. Beaucoup d’acteurs ne l’ont pas encore réalisé. Effectivement, maintenant, le fait que les recommandations par pays soient liées aux financements venant du plan de relance, mais aussi aux fonds structurels et au fonds social européen, c’est une carotte pour les États membres. D’une part, c’est très efficace, mais ce qu’on gagne en efficacité, on le perd en légitimité.
Ce qui amène le président du Parti socialiste, Paul Magnette, à critiquer les demandes de la Commission en ce qui concerne la réforme du système belge des pensions…
Oui, et je peux le comprendre. D’énormes sommes d’argent sont en jeu, il y a donc une tendance à centraliser la prise de décision au niveau national, on n’a pas vraiment le temps de consulter les régions, les parlements, les partenaires sociaux… Tout le monde doit suivre ce timing très serré de l’Union européenne. Il faut faire attention à conserver l’équilibre entre efficacité et légitimité. .
Quel a été l’élément le plus marquant de “l’année sociale européenne en 2022” ?
La directive sur le salaire minimum, qui introduit des seuils de décence : 60 % du salaire médian brut, 50 % du salaire brut moyen. Ça va mettre de facto une pression en faveur de salaires minimaux décents dans presque tous les États membres. C’est considérable, même si ces seuils ne sont pas juridiquement contraignants et que c’est toujours au niveau national que la négociation doit se faire. L’autre élément important de ce texte est le renforcement de la négociation collective. Quand le taux est inférieur à 80 %, les États membres doivent prendre des mesures pour l’augmenter. C’est la première fois que l’UE donne une occasion inédite de renforcer le pouvoir de syndicats nationaux, dont la position était affaiblie dans tous les États membres, y compris la Belgique.
L’Union européenne va aborder la réforme de ses règles de gouvernance économique alors que les finances publiques des États membres sont sous forte pression. Certaines capitales plaident pour un retour à des politiques budgétaires plus serrées. Au détriment des politiques sociales ?
Le risque d’un retour vers l’austérité existe. Tout dépend des forces politiques et bien sûr de l’influence des “pays frugaux” (Autriche, Pays-Bas, Danemark, Suède, NdlR). Ça reste à l’agenda, c’est très clair. Mais la réforme de la gouvernance économique doit être accompagnée d’un renforcement de la dimension sociale. Je suis relativement optimiste. En 2021, la Belgique et l’Espagne ont fait cette proposition pour développer un mécanisme d’alerte dans le domaine social, en matière d’emploi, de sécurité sociale, de pauvreté… semblable au mécanisme d’alerte pour les déséquilibres budgétaires ou macroéconomiques. Il y a deux ans, la plupart des observateurs pensaient que cette idée ne décollerait jamais, mais on constate que le débat est ouvert dans les institutions européennes et un projet-pilote va démarrer avec plusieurs États membres pour tester les modalités d’un tel instrument. Mais je ne suis pas naïf : il y a un risque qu’on adopte quelque chose sans ambition. Il faut absolument que les partenaires sociaux se saisissent de cette histoire et mettent de la pression sur les États membres pour que ce genre d’idées puisse avoir la moindre chance.
Comment l’Union va-t-elle faire pour mettre en œuvre le pacte vert, gérer les conséquences de la crise en Ukraine, répondre au plan américain d’investissement qui menace l’industrie européenne et en même temps renforcer la dimension sociale ?
Bonne question. Il faut creuser la piste de l’autonomie stratégique ouverte. C’est une notion qui vient de la politique de la défense commune, de la définition du rôle des pays européens dans l’Otan, etc. Petit à petit, l’Union et notamment la Commission, ont commencé à intégrer des notions comme la résilience, l’équité, a conciliation, la cohésion économique et sociale. Très récemment, on a fait référence à une économie du bien-être qui serait mesuré au-delà du critère du produit intérieur brut. Il y a une tentative d’intégrer la dimension sociale, la protection sociale, l’emploi, la transition dans ce cadre horizontal qui devrait piloter et dynamiser les politiques du futur. Là encore, il ne faut pas être naïf, tout dépendra des négociations au niveau politique et des résultats des élections européennes dans un an.