QatarGate : pourquoi des puissances étrangères cherchent-elles à influencer des eurodéputés ?
Formellement, le Parlement européen a un rôle limité dans les décisions liées à la politique étrangère de l'Union européenne, chasse gardée du Conseil, à savoir des États membres. Mais cela ne l'empêche pas d'avoir du poids et de la voix. La Libre Belgique publie ce samedi un dossier qui se penche sur les moyens par lesquels les eurodéputés déterminent aussi les relations internationales de l'UE.
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- Publié le 04-02-2023 à 10h26
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"Les Qataris, avec leurs valises d'argent, ils se sont trompés de cible", s'esclaffe un haut fonctionnaire européen, lors d'une réception diplomatique organisée début 2023, à Bruxelles. Quelques journalistes et diplomates répriment un sourire, d'autres sont hilares. Qu'y a-t-il de si drôle ? Le 9 décembre dernier, nos confrères du Soir et de Knack révélaient que la justice belge enquêtait sur des soupçons de corruption d'actuels et d'anciens membres du Parlement européen au profit du Qatar et du Maroc. Parmi les personnes inculpées jusqu'ici, on trouve l'ancien eurodéputé italien Pier Antonio Panzeri et la socialiste grecque Eva Kaïli, alors cinquième vice-présidente du Parlement. Lors des perquisitions menées à Bruxelles, les enquêteurs ont trouvé chez l'un et l'autre 1,5 million d'euros en billets entassés dans des sacs de voyage. Outre le choc et l'indignation, ce scandale provoque aussi dans les cénacles européens une certaine incompréhension : pourquoi diable des agents du Qatar, du Maroc - et d'autres pays, peut-être - auraient-ils voulu corrompre des eurodéputés alors que ceux-ci n'ont quasi aucun rôle décisionnel en politique étrangère ?
Un pouvoir limité dans les affaires étrangères
"C'est ce qu'on s'est tous demandé", confient plusieurs diplomates, souvent sur un ton moqueur. "Quand on essaie de corrompre des parlementaires européens sur des questions de politique étrangère, c'est qu'on ne comprend rien à l'UE", assène une autre source. Formellement, le Parlement a un rôle limité dans les décisions liées à la politique étrangère de l'Union européenne (UE), chasse gardée du Conseil, à savoir des États membres. Toute décision dans ce domaine, comme celle de sanctionner un pays tiers (Russie, Iran et autres), doit être prise, à l'unanimité, par les Vingt-sept. Pendant très longtemps, la politique étrangère a même été surtout une affaire nationale de chacun des États membres, qui ne parlaient donc pas toujours d'une seule voix sur la scène géopolitique. Une habitude qu'ils tentent désormais de changer, pour pouvoir jouer dans la cour des titans russe, chinois et américain.
Qu'à cela ne tienne, le Parlement européen cherche toujours à mettre son grain de sel dans les affaires étrangères. Il "est un acteur de la politique internationale de l'Union, sous différents aspects", assure David McAllister, eurodéputé allemand du groupe du Parti populaire européen (PPE, droit et centre droit) et président de la commission des Affaires étrangères (Afet). Le Parlement exerce son rôle via son pouvoir d'approbation des accords internationaux, le travail des délégations parlementaires, les rapports de la commission Afet sur des pays tiers, le choix des personnes qu'il invite,l'attribution du prix Sakharov et, bien sûr, ses résolutions…
Pour se faire entendre et dire tout haut ce que la Commission et les États membres pensent parfois tout bas de certains pays au bilan peu reluisant en matière de droits de l'homme (Chine, Russie, Iran, Arabie saoudite, Pakistan, Azerbaïdjan, Turquie, etc.), les eurodéputés disposent d'un outil privilégié : les débats organisés lors desdouze sessions plénières qui se tiennent chaque année à Strasbourg ou la demi-douzaine de mini-plénières organisées Bruxelles. En conséquence, "c e Parlement est vu dans le monde comme un phare en ce qui concerne l'état de droit et les droits humains", insiste l'eurodéputé socialiste portugais Pedro Marques, vice-président de la commission Afet.
Les pays tiers non démocratiques cloués au pilori
Durant ces débats, "un pays tiers est alors cloué au pilori, dans les 24 langues de l'UE, pendant une heure", résume une source du Parlement. La plupart des débats précèdent le vote d'une résolution, parfois "d'urgence", au langage bien trempé. Parmi les exemples récents, citons, au hasard, celle sur la situation des droits de l'homme au Qatar, dans le contexte de la Coupe du monde de football, adoptée en novembre 2022 - un texte que Doha aurait donc cherché à diluer, grâce aux alliés européens qu'il se serait payés. Dans la foulée, les eurodéputés ont aussi décidé de qualifier la Russie d'"État soutenant le terrorisme" suite au déclenchement de la guerre d'agression de l'Ukraine. En décembre, ils ont réclamé (jusqu'ici en vain) des Vingt-sept qu'ils inscrivent le corps des Gardiens de la révolution, armée idéologique du régime iranien, sur la liste européenne des entités terroristes. D'accord, et alors ? "Les résolutions du Parlement, on n'en parle jamais au Conseil. C'est déjà assez difficile de trouver un accord à Vingt-sept sur les sujets délicats", assure un des diplomates nationaux interrogés.
"Le paradoxe des résolutions est qu'elles sont rarement suivies d'effet" au niveau décisionnel, admet le Français Bernard Guetta (groupe libéral Renew Europe), vice-président de la sous-commission Droits de l'homme. "Mais les pays du reste du monde considèrent bel et bien que le Parlement européen exprime la voix de l'Union et que ses prises de position ont des conséquences. Parce que l'image d'un dictateur dénoncée par l'Europe est un peu plus abîmée. Parce que les opposants démocrates constatent que leur cause est défendue et que ça les encourage", complète M. Guetta.
Si la voix du Parlement européen porte hors de l'Union, c'est en partie à cause de la confusion des observateurs étrangers quant aux prérogatives respectives des institutions européennes. C'est d'autant plus vrai "pour les pays autoritaires, pour qui un Parlement n'est qu'une extension du pouvoir", observe un insider européen. "Chez nous, tout le monde s'en fout du Parlement, du Conseil, de la Commission… Tout ce que les gens connaissent, c'est l'Union. Donc, quand une résolution est adoptée, cela équivaut à 'l'UE a dit'", nous confirme un diplomate d'un État tiers qui apprécie peu le ton des eurodéputés à l'égard de son pays.
Les lobbyistes tentent d’amadouer les députés
Cela explique pourquoi des États tiers entreprennent d’intenses efforts de lobbying - menés par leurs ministres, parlementaires, ambassadeurs ou des ONG paravents - lorsqu’ils apprennent que le Parlement prépare une résolution les concernant. L’enjeu sera pour eux, sinon d’empêcher le dépôt du texte, d’adoucir son langage autant que possible. Ce, dans un timing particulièrement serré. Car ce n’est que dans la semaine qui précède une session plénière que l’agenda est fixé, en fonction du résultat des négociations entre groupes politiques pour déterminer les sujets à aborder. Une résolution s’élabore donc en quelques jours. Pour les résolutions d’urgence, touchant à une situation spécifique, ce délai est réduit à deux ou trois jours.
Les mots du texte, parfois même du titre, sont pesés au trébuchet pour pouvoir contenter une majorité de l'hémicycle. Le positionnement d'un député dépendra de son camp politique. Pour prendre un exemple, "les élus de La Gauche (groupe de la gauche radicale) seront plus pro-palestiniens et ceux des Conservateurs et Réformistes européens plus favorables à Israël", illustre une source parlementaire, avant de préciser que "ce n'est pas qu'une affaire de groupes" pour autant. "Les capitales sont très influentes dans le positionnement des eurodéputés. L'agenda national prévaut", précise le diplomate d'un pays tiers. Ainsi les Espagnols seront-ils au taquet sur les affaires liées à l'Amérique latine et au Venezuela en particulier. Les Français, tous groupes confondus, sont connus pour soutenir activement l'Arménie, notamment dans son conflit avec l'Azerbaïdjan.
Les eurodéputés ont leurs "chouchous"
C'est en tenant compte de ces intérêts et affinités politiques et nationaux qu'un lobbyiste naviguera pour tenter de trouver des alliés. Certains pays y parviennent mieux que d'autres. À commencer par le Maroc, qui bénéficiait depuis 1996 d'une sorte d'immunité. Ce n'est que dans le contexte de l'actuel scandale de corruption que les eurodéputés ont décidé d'épingler, en janvier 2023, les atteintes à la liberté de la presse au Maroc. La semaine du vote, les lobbyistes marocains hantaient les couloirs du parlement, à Strasbourg… "Être présent, c'est une forme de lobbying. Ils savent qu'être sur place, dans les murs mêmes du parlement, peut influencer la prise de parole", notait lors de cette plénière l'eurodéputée belge Saskia Bricmont (Verts).

La recette de Rabat pour être épargné par les résolutions du Parlement pendant près de trois décennies contient un ingrédient géopolitique, le Maroc étant perçu comme le pays arabe le plus proche de l'Occident et un acteur "incontournable" sur les questions de la sécurité et de la migration. L'enquête belge dira s'il a utilisé la corruption. Ce qui est clair, c'est que les techniques marocaines de lobbying sont efficaces. Un art que tous ne maîtrisent pas. "La Russie n'était pas douée. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les contacts avec ce pays sont coupés, mais ses agents étaient super-arrogants", se souvient une source du Parlement européen. Et de pointer, à l'inverse, l'habileté de la Chine. Ce qui n'empêche pas qu'elle soit un "client" régulier des résolutions acerbes du Parlement européen, tant les violations des droits de l'homme, notamment de la minorité ouïghoure, y sont criantes.
Car il est des pays qu'aucune tentative de lobbying ne peut sortir du viseur du Parlement européen. La plus idéaliste des institutions européennes, qui s'est donné pour mission de défendre les droits de l'homme, exerce sa grande liberté de ton. Cela répond à un "besoin d'exister" et à "une soif des médias" aussi, grince un diplomate. Restent alors aux "accusés" la contre-attaque et l'indignation. Surtout pour les pays peu démocratiques, qui "n'ont aucune capacité à accepter la critique", explique une source européenne. L'exemple du Maroc est parlant : le ministre marocain des Affaires étrangères a réagi au quart de tour à la résolution du Parlement, dénonçant des "attaques" contre le partenariat entre le Maroc et l'UE. En visite à Rabat, Josep Borrell, chef de la diplomatie de l'UE, a donc dû se prêter à un exercice d'équilibrisme, assurant que ce partenariat est "solide" mais "basé sur des valeurs"…
Il revient donc souvent aux autres acteurs européens, dont le Service européen d'action extérieure, que chapeaute M. Borrell,, ou à la diplomatie des États membres de limiter la casse. "Cela signifie plus de travail pour expliquer qu'il ne s'agit 'que' du Parlement européen, que c'est une institution indépendante, que ce n'est pas une décision politique", explique une source européenne, qui souligne que les eurodéputés "ne doivent pas assumer les conséquences de leurs positions" en politique internationale. "Quand le Parlement européen se mêle d'affaires étrangères, ça emmerde les États membres", résume une source du PPE. Sauf quand ça les arrange. Ainsi, quand, en novembre 2021, une délégation du Parlement européen se rend à Taïwan, que la Chine considère comme faisant partie de son territoire, "ça permet à l'UE de dire qu'elle s'y est rendue sans dire qu'elle s'y est rendue", glisse une source du Conseil.
Le Parlement européen fixe l’agenda
Sur la scène européenne aussi, le Parlement fonctionne comme une caisse de résonance. Cela tient de la nature même de la démocratie, assure une source du Parlement. "Pourquoi le Conseil prend-il telle ou telle décision ? S'agit-il uniquement d'une analyse factuelle ou aussi de l'humeur de l'opinion publique ? Il y a un rôle des médias, des débats publics et donc du Parlement européen." Les pays tiers semblent d'ailleurs l'avoir compris. En 2021, en réaction à des sanctions adoptées par l'UE, en lien avec la situation des Ouïghours, Pékin a riposté avec des mesures visant notamment cinq eurodéputés qui avaient dénoncé des violations chinoises des droits de l'homme. À l'inverse, cette année, l'Ukraine n'a pas, nous dit-on, lésiné sur les moyens afin de rallier le plus large soutien des députés dans sa quête pour obtenir le statut de candidate à l'adhésion à l'UE, afin que le Parlement fasse pression sur les Vingt-sept, à qui il revenait de prendre la décision.
Ignorer une résolution qui a fait la Une des journaux ou anime les réseaux sociaux peut parfois se révéler difficile pour les institutions aux manettes de la politique étrangère européenne. "Les positions du Parlement sur la situation des droits de l'homme ou de l'état de droit dans certains pays obligent la Commission et le Conseil à prendre ces questions en compte dans des négociations avec des pays tiers, plutôt que de se préoccuper uniquement de coopération économique", estime Pedro Marques. Pour M. McAllister, "le Parlement européen contribue à fixer l'agenda. Nous pouvons façonner le débat sur la politique étrangère de l'UE, en mettant le focus sur un certain pays, une région, un dossier particulier".
Les corrupteurs se sont-ils vraiment trompés de cible ?