Espion russe, ministre et "orgies" : le scandale sexuel qui a bouleversé le Royaume-Uni
Jeune, belle et insouciante, Christine Keeler fait des ravages. Enchaînant les conquêtes au cours de l'été 1961, la jolie brune de 19 ans est encore loin de se douter qu'elle va être à l'origine d'un véritable scandale, qui va pousser à la démission le ministre britannique John Profumo. Mêlant sexe et espionnage, l'affaire bouleverse autant qu'elle passionne le Royaume-Uni pendant de nombreuses années. Dans le cadre de son rendez-vous "Il était une fois", LaLibre.be décortique les tenants et aboutissants d'un scandale considéré comme étant le plus retentissant du 20ème siècle outre-Manche.
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Publié le 05-02-2023 à 12h00 - Mis à jour le 05-02-2023 à 12h07
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Des gouttes d’eau perlent sur le corps nu de Christine Keeler tandis que la jeune femme regagne sa serviette à la sortie de la piscine de Cliveden Palace, dans le Nord de l’Angleterre. John Profumo ne peut s’empêcher de dévorer des yeux l’Anglaise de 19 ans. La présence de sa femme, l’actrice Valerie Hobson, devient anecdotique. “Qui est donc cette beauté ?”, s’interroge le secrétaire d’Etat britannique à la Guerre, en cette chaude après-midi du mois de juillet 1961. L’homme politique se réjouit à l’idée de passer le reste du week-end en si charmante compagnie et n’attend pas une minute de plus avant d’aborder celle qui est devenue en une poignée de secondes l’objet de tous ses désirs. Tout aussi rapidement, Christine Keeler comprend que son charme opère sur l’éminent politicien. Intriguée d’être le fruit de la convoitise du mari d’une célèbre actrice, la jeune femme laisse John Profumo la séduire, quitte à délaisser les festivités organisées par leur hôte et ami Stephen Ward, un ostéopathe comptant parmi ses clients le prince Philip et figure de la société mondaine de Londres. S’ils restent sages, Profumo et Keeler échangent leurs coordonnées afin de se revoir dans un cadre plus intimiste.
Après une nuit de sommeil assez courte, les convives de Ward se retrouvent une nouvelle fois autour de la piscine pour profiter du temps estival. Se délectant des rayons du soleil et arborant cette fois un bikini échancré, Christine Keeler fait la connaissance d’un certain Evgueni Ivanov, attaché militaire à l’ambassade de l’URSS à Londres. Le courant passe visiblement très bien entre la jeune Anglaise et celui qui se révélera être un agent du renseignement militaire soviétique. C’est d’ailleurs à Ivanov que Ward s’adresse quand il s’agit de trouver un moyen de locomotion pour Keeler. “Je vais la ramener moi-même à Londres”, propose-t-il, immédiatement. La proximité au sein de l’habitacle ne fait que jeter de l’huile sur le feu du désir des deux comparses. Arrivée à destination, la jeune femme invite son conducteur à venir prendre un dernier verre. C’est finalement dans le lit de celle qui rêve de devenir mannequin que la soirée se termine.

Des parties de jambes en l’air aux lourdes conséquences
De son côté, John Profumo ne peut s’empêcher de penser à la belle brune. Ignorant tout de sa liaison avec Ivanov, le politicien ne tarde pas à contacter Keeler pour lui proposer de se revoir. Leur relation passe très rapidement à la vitesse supérieure. Les deux amants ont coutume de se retrouver dans la demeure de Stephen Ward, en l’absence de l’ostéopathe. Le secrétaire d’Etat à la Guerre pousse même le vice jusqu’à inviter sa maîtresse à son domicile londonien, en l’absence de son épouse. Leur relation n’est toutefois pas à la hauteur de leurs attentes respectives. Keeler la décrit comme “dépourvue de sentiments” et comme un “coup de commodité”. Profumo, lui, parle de la jeune femme comme quelqu’un qui “aime le sexe”, mais “qui est totalement dépourvu d’éducation et dont les sujets de conversation se limitent au maquillage, à la coiffure et à la musique”. Mais ce n’est pas cette absence visible d’atomes crochus qui pousse les deux amants à mettre un terme à leurs ébats. Informé par un ami du cabinet des rumeurs concernant Ward et son entourage peu recommandable, Profumo décide de tourner la page de cette relation extraconjugale. Il écrit une lettre à sa maîtresse, sa “Darling”, pour lui expliquer qu’ils ne se verront plus. S’il se pense sorti d’affaire, le politicien est loin d’imaginer la tournure que vont prendre les rumeurs sur leurs batifolages. “Le problème de Christine Keeler, c’est qu’elle est délurée et très jeune. Elle est spontanée, naïve et fait confiance. Bref, loin d’être discrète sur sa vie privée, elle commence à faire des confidences sur ces liaisons hautement confidentielles. Des confidences qui se répandent vite !”, écrit Vladimir Fedorovski, dans Le Roman des espionnes.
L’affaire finit par éclater au grand jour tandis qu’un amant éconduit de la jeune femme tire plusieurs coups de feu dans sa porte d’entrée. L’attention portée par la police à Christine Keeler mène les enquêteurs jusqu’à Profumo et Ivanov. La presse qui s’était abstenue jusqu’alors de parler de l’affaire, accordant à l’époque une importance toute particulière à la vie privée, s’empare des rumeurs. Des parties de jambes en l’air extraconjugales, une mystérieuse jeune femme qui partage son lit à la fois avec un éminent politicien et un espion russe… Tout cela, en pleine guerre froide. Les ingrédients d’un juteux scandale sont réunis. La belle brune y voyant enfin une occasion de devenir célèbre décide de se confier aux médias. Elle va même jusqu’à leur fournir la lettre écrite par le secrétaire d’Etat à la Guerre au moment de leur rupture. Mais les retombées de l’affaire ne sont pas telles que Keeler l’imaginait. La presse s’en prend violemment à la jeune femme, tantôt décrite comme une dévergondée, tantôt comme une “traînée aimant les orgies”. Face à l’ampleur que revêt le scandale, Ivanov prend ses jambes à son cou. Il retourne en Russie et y reste définitivement. Voyant son nom cité quotidiennement dans la presse, le secrétaire d’Etat tente de se dédouaner face à la Chambre des communes, le 22 mars 1963. S’il reconnaît être l’ami de Stephen Ward et de Christine Keeler, il nie en bloc les accusations d’adultère. “Ce sont des allégations scandaleuses”, s’emporte-t-il devant les députés, allant jusqu’à menacer de poursuites judiciaires ceux qui colporteraient les rumeurs d’infidélité. Sur Ivanov, Profumo reste évasif, avouant simplement l’avoir rencontré à deux reprises.
"Une grande tragédie" pour la Grande-Bretagne
Interrogé par les médias, Stephen Ward confirme les dires du secrétaire d’Etat à la Guerre. L’ostéopathe abonde dans le sens de son ami et multiplie les interviews, attirant l’attention des forces de l’ordre. C’est vers sa personne que s’oriente alors l’enquête. Après tout, se disent les policiers, le médecin est à l’origine des fêtes qui ont réuni tous les protagonistes. Ses fréquentations sont passées au peigne fin. Parmi celles-ci, Christine Keeler dresse un tableau bien différent de celui présenté par Profumo et Ward. Celle que Ward appelait autrefois “mon petit bébé” et qu’il avait prise sous son aile après l’avoir rencontrée dans un club de strip-tease, met à mal les arguments de l’ostéopathe, que les inspecteurs commencent à soupçonner de proxénétisme.
En voyage à Venise, John Profumo reçoit un message qui lui fait perdre son sang-froid. Persuadé que tout le monde est au courant à présent qu’il a menti, il décide de tout avouer à sa femme et de rentrer immédiatement en Angleterre. Il démissionne du gouvernement et du Parlement, le 4 juin 1963. “Il a commis un véritable faux pas, l’irréparable : il a menti au Parlement”, détaille Richard Davis, professeur à l’université de Bordeaux-Montaigne, interrogé par Geo. La presse s’en donne d’ailleurs à cœur joie. Les mensonges du politicien sont décrits par le Times comme “une grande tragédie pour la probité de la vie publique en Grande-Bretagne”.
Le suicide
Pour Stephen Ward, c’est la descente aux enfers. L’homme est complètement lâché par son entourage. Ses prestigieux clients aussi lui tournent le dos. Son procès semble sans appel. Les témoignages l’accablent, la sentence qui lui pend au nez effraie le médecin. Le 30 juillet 1963, l’ostéopathe se gave de somnifères. Emmené à l’hôpital en urgence, il décède le 3 août. Il n’aura jamais connaissance du verdict de culpabilité rendu par le juge. S’il avait survécu, il aurait passé quatorze ans derrière les barreaux pour proxénétisme.
Le suicide de Ward ne fait qu’amplifier l’intérêt que portent les Britanniques à l’affaire. Ce que beaucoup voient comme un véritable scénario de roman d’espionnage va pourtant connaître un rebondissement qui va quelque peu calmer les ardeurs. Le juge chargé d’enquêter sur de possibles fuites de secrets d’Etat orchestrées par l’URSS remet un rapport qui certes souligne l'”imprudence” de Profumo mais qui exclut toute conséquence réelle pour le pays. Déclaré coupable d’infidélité mais pas de traîtrise, Profumo s’en sort plutôt bien, comparé à Ward. L’homme qui s’est donné la mort tout récemment est la cible de toutes les critiques du juge. “Il s’agit d’une personne parfaitement immorale dont les activités diplomatiques étaient inadaptées et maladroites”, peut-on lire dans le rapport.
Le Premier ministre démissionne
Le Premier ministre Harold Macmillan, qui avait apporté son soutien à John Profumo, se voit tout de même affaibli par le scandale sexuel. S’il refuse initialement de démissionner, il finit par quitter son poste en octobre “pour des raisons de santé”. En coulisses, il se murmure que le tory a été poussé vers la sortie. Les élections approchant, le parti conservateur craindrait d’être victime des retombées négatives de l’affaire. Mais le pas de côté de Macmillan ne change rien au verdict des urnes : les travaillistes devancent largement les tories, au pouvoir depuis sept ans, lors du scrutin de 1964.

Un “héros national”
John Profumo se retire de la vie publique et devient bénévole. L’ancien politicien consacre désormais la majeure partie de son temps aux habitants les plus défavorisés de Londres. Ses actions au sein de l’association Toynbee Hall lui valent de nombreux éloges. S’il commence au bas de l’échelle, il grimpe rapidement les échelons et est nommé quelques années plus tard à la tête de l’organisme. En 1975, l’ex-secrétaire d’Etat à la Guerre est même adoubé de l’une des plus hautes distinctions de Grande-Bretagne. Le voilà Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique. “Un héros national”, estime même Margaret Tatcher. Mais l’histoire ne se termine pas aussi bien pour Christine Keeler. Affublée des plus horribles qualificatifs pendant de nombreuses années dans la presse, elle change de nom dans l’espoir de commencer une nouvelle vie. Mais le calme est de courte durée. Sa nouvelle identité est dévoilée par les tabloïds, qui n’hésitent pas à moquer les changements physiques de celle qui, autrefois, rêvait de devenir mannequin. Elle décède le 4 décembre 2017, n’ayant jamais réussi à laver son nom, ni même à retrouver une quelconque dignité.