Federica Mogherini : “Je ne doute pas un seul instant de l'avenir démocratique et libre de l'Ukraine. Ce qui m'inquiète c'est l'avenir de la Russie"
L’ancienne Haute représentante de l’Union européenne (UE) pour les Affaires étrangères a été l’invitée des Grandes Conférences catholiques. Avant de monter sur la scène de Bozar pour parler de “l’Europe dans un monde polarisé”, elle a accordé un entretien exclusif à "La Libre Belgique".
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Publié le 07-02-2023 à 16h20 - Mis à jour le 07-02-2023 à 19h25
”Nous Européens, nous pouvons être fiers de la manière dont nous avons réagi à la guerre en Ukraine”, estime Federica Mogherini, rectrice du Collège d’Europe. Vêtue, comme à son habitude, d’un costume élégant et sobre, celle qui fut pendant cinq ans la Haute représentante de l’Union européenne (UE) pour les Affaires étrangères et de sécurité commune (2014-2019) s’apprêtait lundi soir à parler de “l’Europe dans un monde polarisé”, lors des Grandes Conférences catholiques, à Bruxelles. Avant de monter sur la scène de Bozar, elle a accordé un entretien à La Libre Belgique sur la manière dont l’Union a changé face au choc de la guerre. Elle a également abordé des questions qu’elle préférait éviter en tant que cheffe de la diplomatie européenne, comme celle d’abandonner la prise de décision à l’unanimité en matière d’affaires étrangères de l’Union. Mauvaise idée, prévient-elle.
Mais il y a des choses sur lesquelles l’ancienne ministre italienne des Affaires étrangères refuse de s'exprimer, comme l'arrivée au pouvoir d’un parti d’inspiration fasciste dans son pays. “Je ne ferai aucun commentaire”, coupe-t-elle, trahissant une profonde inquiétude.
Vous êtes devenue cheffe de la diplomatie européenne en 2014. La Russie venait d’annexer la Crimée. L’UE avait pris des sanctions contre Moscou que d’aucuns estiment trop timides. A-t-on sous-estimé la menace russe ?
Nous étions conscients de la menace que la Russie, que sa tentative de modifier les frontières par la force, représentait non seulement pour l’Ukraine ou l’Europe, mais pour le système international basé sur droit. Le paquet de sanctions contre la Russie et celui de soutien à l’Ukraine qui ont été adoptés par l’UE semblaient être les plus audacieux à l’époque. Je ne veux pas sous-estimer le rôle que les dirigeants ukrainiens ont joué dans l’élaboration du soutien international. Ils demandaient des sanctions contre la Russie, une accélération du partenariat avec l’UE, une aide financière, un soutien pour réformer le pays… Mais ils demandaient aussi de les accompagner sur une voie diplomatique, afin qu’ils ne soient pas seuls à une éventuelle table de négociations. À l’époque, autant les Russes que les Ukrainiens reconnaissaient la possibilité d’un espace de négociation – d’où l’émergence des accords de Minsk –, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui.
L’UE a pris depuis un an des décisions qui semblaient impensables auparavant, pour limiter la capacité de la Russie à faire la guerre ou pour soutenir l'Ukraine, y compris militairement. Cela vous a-t-il surprise ?
Non. J’ai toujours eu beaucoup de foi dans notre capacité à répondre comme il se doit aux crises. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la manière dont nous nous comportons lorsque nous ne sommes pas confrontés à une crise… L’UE a brisé des tabous. Elle l’a fait deux fois. D’abord face à la pandémie de Covid-19, avec l’adoption d’un plan de relance (financé via des emprunts communs, NdlR). Quant à la réponse à la guerre en Ukraine, les graines avaient été plantées en 2017, avec l’adoption d’un paquet défense pour l’UE et la création, en 2019, de la Facilité européenne pour la paix (via laquelle l’UE finance désormais la livraison d’armes à l’Ukraine, NdlR). Je me souviens des controverses… Il a fallu déjà à l’époque briser un tabou, pour que l’Union envisage de soutenir des partenaires – on pensait au Sahel ou aux zones où on formait déjà des militaires – y compris avec des moyens militaires létaux.
Je n’ai donc pas été surprise, ni même par l’unité des Vingt-sept sur les sanctions contre Moscou. Et vous savez quoi ? Je ne serais pas surprise que cette unité se maintienne dans le temps. Ceux qui seront surpris, ce seront le président russe Vladimir Poutine et les gens qui l’entourent, qui ont parié, à partir de 2014, sur le fait que l’Europe finirait par se diviser. Or, l’UE a prouvé sa résilience.
De quoi manque l’Union pour peser davantage sur la scène internationale ?
L’UE ne manque de rien si ce n'est d'en prendre conscience. Nous sommes puissants économiquement. Nous sommes puissants en termes normatifs, puisque nous établissons les normes au niveau mondial dans de nombreux domaines. Malgré nos défauts, nous sommes des leaders en matière de droits de l’homme, d’État de droit, de démocratie, de systèmes de protection sociale… Nous vivons dans un monde de puissances multiples. Et l’UE en est l’un des principaux acteurs.
L’Union doit-elle se débarrasser de la règle de l’unanimité pour dessiner sa politique étrangère, comme certains, dont votre successeur Josep Borrell, le demandent ?
De mon expérience, je ne me souviens pas d’un moment où nous n’avons pas pu prendre une décision par manque d’unanimité. Pas un seul, en cinq ans de mandat. Or le Royaume-Uni se trouvait à notre table, en plein référendum sur le Brexit. Je doute que la règle de l’unanimité représente le véritable obstacle. Oui, ça ralentit les choses. Mais ne pas avoir le vote à l’unanimité m’aurait exposée à deux risques. Le premier, c’est qu’un interlocuteur dise que l’UE n’est pas unie, qu’une décision ne représente pas la position de tous ses membres. Le deuxième est lié au fait que la politique étrangère de l’UE a besoin d’être soutenue par celle de chacun des États membres. Vous ne pouvez pas mener une politique étrangère européenne, en contradiction par rapport à celle de certains États.
Ce débat sur la règle de l’unanimité permet parfois de cacher le vrai problème… Celui de la volonté politique. S’il n’y en a pas, il n’y a pas de majorité qualifiée qui tienne – regardez la décision qui a été prise à la majorité qualifiée au sujet de la relocalisation de réfugiés et qui n’a pas été appliquée. Là où il y a de la volonté politique, nous sommes capables d’aller très vite, unis, y compris pour briser nos propres tabous.
L’UE doit-elle cesser d’être aussi dépendante de l’Otan et des États-Unis pour sa défense ?
C’est très bien que les États-Unis et l’Otan, qui est une alliance militaire, s’occupent de la sécurité européenne. L’UE n’est pas une alliance militaire, et ne le deviendra jamais, nous avons une histoire et un objectif différents. Cela ne veut pas dire que des complémentarités ne peuvent pas être explorées. Ou qu’il ne peut pas y avoir une manière européenne de défendre. L’UE dispose d’une boîte à outils économique, institutionnelle, normative et sociale irremplaçable. Vous pouvez gagner la guerre militaire, mais ensuite vous devez encore gagner la paix et reconstruire. Il serait ainsi illusoire de penser que l’Ukraine peut vivre en tant qu’État souverain et prospère sans une reconstruction financière, sans des réformes en matière d’État de droit…
Vladimir Poutine pariait sur une implosion de l'Ukraine. Notre plus grande réussite en tant qu'Européens a été d'éviter que l'Ukraine s'effondre, d'un point de vue économique, social et institutionnel.
J’ai rencontré Vladimir Poutine une seule fois autour de cette fameuse longue table, à Moscou, en juillet 2014. Son pari était que l’Ukraine implose, une fois abandonnée par l’UE. Et donc que celle-ci, à peine sortie d’une crise financière, se dise finalement que soutenir Kiev lui coûte trop cher. Notre plus grande réussite en tant qu’Européens a été d’éviter que l’Ukraine s’effondre, d’un point de vue économique, social et institutionnel.
La défense européenne doit-elle se limiter au soft power ?
Non. Cette question du partage du “fardeau” – je préfère parler de responsabilité – de la défense, au sein de l’Otan, ne peut être résolue sans l’UE. Il est impossible d’imaginer que les Européens augmentent leurs budgets de défense, à hauteur de 2 % de leur PIB, sans que cela soit soutenu par l’UE en matière budgétaire, de normes, de politique industrielle, de politique de recherche.
Reste que notre relation avec les États-Unis n’est plus la même, comme le prouve l’Inflation Reduction Act, ce plan de subventions massives des entreprises américaines qui risque de nuire à la compétitivité des nôtres…
Les relations avec les États-Unis ont changé de manière spectaculaire sous l’administration Trump. Ce traumatisme a été douloureux, nuisible à l’état du monde, mais psychologiquement utile pour les Européens. Cela nous a fait grandir. Avec l’administration Biden, le partenariat (transatlantique) n’a jamais été aussi fort.
Pourtant, quelque chose reste : ce que Trump a appelé America First. Le premier point à l’ordre du jour de n’importe quel gouvernement dans le monde est désormais l’intérêt national. Peut-être parce que le monde est plus fragmenté, parce que les rôles de superpuissances sont plus flous, parce que nous avons traversé une pandémie, parce que nous entrons peut-être dans une période économique difficile. Les États-Unis ne sont pas immunisés contre tout cela. Telle est la nouvelle réalité que nous devons affronter : celle où même les meilleurs amis doivent d’abord penser à eux-mêmes.
La relation de l’UE avec l’Iran s’est fortement dégradée, vu la répression interne des manifestations et le soutien apporté par Téhéran à la Russie. Dans ce contexte, l’accord nucléaire (connu sous son acronyme anglais JCPOA), dont vous aviez piloté les négociations, est-il définitivement mort ?
Nous voyons maintenant pourquoi nous avions besoin de cet accord : il est dangereux que l’Iran développe potentiellement une arme nucléaire. C’est crucial surtout lorsqu’il s’agit de régimes non démocratiques. Mais même si les détails techniques d’un accord peuvent être ravivés, je ne vois pas comment ou qui pourrait s’asseoir à la même table pour signer cet accord. Je ne perçois pas la volonté, la détermination, la motivation pour y parvenir…
Lundi, le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, déclarait que le monde se dirige “les yeux grands ouverts” vers “une guerre plus large”. L’UE est-elle à un pas de la guerre ?
Nous ne sommes pas en guerre, mais nous avons déjà une guerre en Europe.
Personnellement, trois choses m’inquiètent. Un : nous avons affaire à une puissance nucléaire, la Russie. Or, toutes les spéculations sur la rationalité du comportement de Poutine sont… (elle laisse sa phrase en suspens) Deux : cette agression coche toutes les cases de la violation du droit international. Dont l’auteur est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette guerre est en train de tuer le système international, les institutions que nous avons construites après la Seconde Guerre mondiale. Du moins elle essaie de le faire, et j’espère que nous pourrons les raviver. Trois : je dois dire que je ne vois pas l’issue… Je ne doute pas un seul instant de l’avenir démocratique et libre de l’Ukraine. Mais je suis inquiète pour l’avenir de la Russie, pour nos relations avec ce pays qui a connu peu de changements politiques pacifiques, qui est grand et proche de nous … Je ne vois pas de pistes (d’amélioration) crédibles ou durables…