Comment la guerre en Ukraine transforme l’Union européenne
L’histoire et la géopolitique se sont rappelées au souvenir des Européens, le 24 février 2022. L’agression de l’Ukraine par la Russie a balayé des certitudes européennes, modifié des équilibres internes et obligé l’Union à repenser son rapport au monde. Mais le conflit a aussi révélé sa capacité d’action dans un contexte tendu.
Publié le 28-02-2023 à 06h40 - Mis à jour le 02-03-2023 à 15h25
L’histoire et la géopolitique se sont rappelées au souvenir de l’Union européenne (UE), en frappant avec violence à sa porte, aux premières heures du 24 février 2022, quand le président russe a lancé l’invasion de l’Ukraine. Même s’ils apportent un appui politique, financier à Kiev et lui livrent des armes, ni l’Union, ni ses États membres ne sont en conflit armé avec Moscou. Il n’empêche que celui qui se déroule sur le sol d’un pays voisin et ami chamboule l’Union plus que ne l’a jamais fait aucun événement antérieur. Il balaie des certitudes, ébranle des schémas établis, modifie des dynamiques internes, contraint l’UE à repenser son rapport au monde. Mais il révèle aussi aux Vingt-sept la capacité d’action de leur Union, que la guerre oblige à se transformer à vitesse accélérée.
La construction européenne, “projet de paix” projeté dans un monde de brutes
Qu’éclate à nouveau sur le Vieux continent un conflit de haute intensité a eu pour les Vingt-sept l’effet d’un électrochoc géopolitique. “La construction européenne est un projet de paix. Nous avons vécu dans la certitude que nous continuerions à vivre en paix pendant des décennies, et nous réalisons soudain que la guerre est de retour en Europe”, pointait l’eurodéputée macroniste française Nathalie Loiseau lors d’un récent séminaire organisé par le Parlement européen. “Nous étions dans un agenda postmoderne, préoccupés par des questions comme la lutte contre le changement climatique, de vivre ensemble, de bien-être… et on fait un saut en arrière dans l’histoire, on retourne vers une approche du XIXe siècle, dans un monde multipolaire où les questions de sécurité dure reviennent à l’avant-plan”, complète une source européenne de haut rang. Le monde se transforme et l’Europe, puissance “douce” et ouverte, doit “muscler son jeu” pour pouvoir défendre ses intérêts.
Or, depuis l’orée de la décennie, la guerre en Ukraine est le troisième événement à exposer les faiblesses de l’UE que constituent ses dépendances vis-à-vis de pays tiers. Celle, industrielle et technologique, vis-à-vis de la Chine a été mise en lumière, en 2020, quand la pandémie de Covid-19 a paralysé l’économie mondiale. La dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis a été exposée en août 2021, l’évacuation des ressortissants européens de l’aéroport de Kaboul, en août 2021, lors du retrait d’Afghanistan, ayant été protégée par les Américains. La guerre qui a éclaté en 2022, enfin, a obligé les Européens à voir en face combien leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie les rend vulnérables.
L’Union avait identifié ces faiblesses avant le 24 février. À l’entame de son mandat, à l’automne 2019, la présidente Ursula von der Leyen avait annoncé que sa Commission serait “géopolitique” et fait du renforcement de la souveraineté européenne une priorité. “À chacune de ces dépendances correspond une transformation : énergétique, industrio-technologique – avec la réponse à l’Inflation reduction act américain, le screening des investissements étrangers, l’intégration de la question de l’accès aux ressources dans notre politique commerciale – et bien sûr une dimension sécuritaire”, fait observer le représentant permanent de la Belgique auprès de l’UE, Willem van de Voorde. “Le travail avait commencé, mais le sentiment d’urgence n’était pas présent comme aujourd’hui. Beaucoup de projets ont été accélérés ces derniers mois. La difficulté est qu’il faut mener les trois chantiers de front”, poursuit l’ambassadeur.
L’Union s’active ainsi pour se sevrer des hydrocarbures russes – elle s’est privée de 90 % du pétrole russe et la part d’importations russes ne représente plus que 9 % du gaz consommé dans l’UE, contre plus de 40 % en 2021. Mais dans le même temps, l’Europe doit préserver sa compétitivité économique mise à mal par l’explosion des prix de l’énergie et menacée par la concurrence internationale, dont celle livrée par les États-Unis, avec leur plan d’investissement et de subventions de la transition verte (IRA).
Le processus de décision de l’Union européenne prend de la vitesse
Grâce aux informations fournies par les États-Unis, l’invasion russe de l’Ukraine n’a pas pris les Européens par surprise. La réponse de l’Union “a été extrêmement rapide. Son premier paquet de sanction arrive avant celui des Américains”, le 23 février, après que le président russe a reconnu les territoires ukrainiens séparatistes, note la source européenne. Le second a été adopté le 25, le troisième, le 28… “Nous étions dans une urgence vitale et pas complètement pris dépourvu. Les États membres ont réagi de façon unie et rapide”, rembobine un haut fonctionnaire de la Commission. “Nous nous sommes surpris nous-mêmes”, admet, dans un sourire, une diplomate d’un pays situé dans la partie orientale de l’UE.
En un an, dix paquets de sanctions ont été adoptés pour faire pression sur Moscou et réduire sa capacité à financer sa guerre. L’UE a troqué les outils du soft power qui cherche à convaincre et à rallier contre ceux du hard power qui vise à contraindre.
Les formes du soutien européen à l’Ukraine développées en un an sont multiples. L’UE a tôt décidé de financer l’envoi par les États membres d’armes létales en Ukraine. Dès le 4 mars, elle a octroyé un statut de protection temporaire aux millions d’Ukrainiens réfugiés sur son territoire. La Commission a relevé le défi technique de connecter le réseau électrique ukrainien au réseau européen. Elle a établi des couloirs de sécurité terrestres pour permettre à l’Ukraine d’exporter sa production agricole et de contourner le blocus russe des ports de la mer Noire. L’UE a approuvé un prêt de 18 milliards d’euros pour aider l’État ukrainien à continuer à fonctionner. “Plus que la cohésion et le choix des outils, la réactivité des Européens a en effet été assez surprenante, parce que si, très souvent l’UE vise juste, elle est généralement très lente”, pointe Cyrille Bret, enseignant à Sciences Po et chercheur associé à l’Institut Jacques Delors. “Nous nous sommes rendu compte de notre capacité à aller vite, et cela va rester”, estime un diplomate d’un autre État membre.
Machine à produire de la législation et des normes, l’Union use depuis février 2022 de ses compétences pour jouer un rôle d’acteur géopolitique. “On se rend compte que nos politiques civiles sont essentielles pour pouvoir réagir de manière efficace à une agression telle que celle commise par la Russie contre l’Ukraine”, se félicite l’interlocuteur de la Commission. “En un an, nous avons beaucoup avancé sur la ligne d’intégration européenne et sans avoir besoin de modifier les traités”, souligne Willem van de Voorde.
Le centre de gravité de l’Union européenne a bougé vers l’Est
Il est des signes qui ne trompent pas. Depuis le début du conflit, le président américain Joe Biden s’est rendu deux fois en Pologne. Bien que le contentieux entre Varsovie et les institutions européennes sur la dégradation de l’état de droit soit toujours pendant, le statut de la Pologne a changé. Elle est le pays qui accueille le plus de réfugiés ukrainiens (1,5 million), sert de base arrière à l’Ukraine et ambitionne de devenir une grande puissance militaire européenne. Comme les pays baltes ou d’autres États jadis pris dans le glacis soviétique, la Pologne n’avait eu de cesse de prévenir les Européens du péril russe et de les engager à se montrer ferme avec Moscou. “Nous aurions dû les écouter”, a reconnu Ursula von der Leyen, en septembre dernier.
Vienne, Rome, Paris ou Berlin ont en effet longtemps ménagé la Russie, pour des raisons politiques et/ou économiques. En juin 2021, le président Macron et la chancelière allemande Merkel ne plaidaient-ils pas pour un réengagement des relations avec le régime poutinien ? “Les Français et les Allemands ont reçu une leçon”, épingle la source européenne. L’Allemagne, en particulier, dont le modèle économique s’appuyait sur la disponibilité de l’énergie russe à bon marché, tombe de haut, en constatant l’échec flagrant du concept Wandel durch Handel, selon lequel le commerce avec un pouvoir fort conduit celui-ci sur le chemin de la démocratie.
Nous aurions dû écouter les voix qui s'élevaient au sein de l'Union - en Pologne, dans les pays baltes et dans les pays d'Europe centrale et orientale. Cela fait des années qu'ils nous disent que Poutine ne s'arrêtera pas là.
Les pays d’Europe centrale et orientale entrés dans l’UE en 2004 puis 2007 ont souvent eu à se plaindre de l’attitude, parfois condescendante, des États membres plus anciens. “Notre voix pèse désormais plus dans l’Union. Nous sommes ceux qui réclament des sanctions plus dures contre la Russie. La guerre doit être gagnée selon les conditions fixées par l’Ukraine. Parce que pour nous, c’est une question de vie ou de mort”, défend la diplomate originaire d’un de ces pays.
Si l’on assiste à un rééquilibrage géopolitique interne, favorisé par le fait que le moteur franco-allemand patine, l’influence de “l’Ouest” sur les affaires de l’UE demeure cependant, en raison de son poids politique, économique et démographique. Ensuite, les pays d’Europe centrale et orientale ne forment pas un bloc homogène. L’attitude ambiguë, sinon complaisante, de la Hongrie envers la Russie a par exemple eu raison de sa relation étroite avec la Pologne, qui était avant-guerre son allié objectif dans le combat des régimes “illibéraux” contre les institutions européennes.
L’élargissement, un processus redevenu très politique
La guerre a ressuscité le processus d’élargissement. Répondant aux appels pressants de Kiev, les Vingt-sept ont accordé en juin dernier le statut de candidat à l’adhésion à Ukraine ainsi qu’à la Moldavie et ouvert cette perspective à la Géorgie. Un scénario qui tenait encore de la politique-fiction, quatre mois plus tôt et dont les implications seront considérables pour l’UE. Comment intégrer, le moment venu, l’Ukraine, pays plus étendu que la France, qui comptait 40 millions d’habitants avant la guerre ? Un État qu’il faudra reconstruire à coups de centaines de milliards d’euros, dont les frontières seront contestées et qui aura peut-être encore des troupes russes sur son sol ? Quel sera l’impact sur le budget européen ? Sur la politique agricole commune ? Sur l’Europe de la défense ? “Toutes ces questions ont été posées, mais n’ont pas encore obtenu de réponse”, admet l’insider européen. “Nous serons prêts pour intégrer l’Ukraine”, assure la diplomate, “parce que cela ne va pas se produire demain” – une décennie paraît un horizon optimiste, mais qui sait ?
“L’élargissement change de nature. C’était un processus essentiellement juridique, de rattrapage de l’acquis communautaire, qui obéit désormais à un agenda politique, dans sa temporalité et son contenu. On élargit pour soutenir politiquement un pays, davantage que pour diffuser des normes juridiques, peu importe l’état du pays auquel on accorde le statut de candidat”, note Cyrille Bret. “En poursuivant cet agenda, on endosse un rôle géopolitique”, reconnaît l’ambassadeur van de Voorde.
L’avancée avec l’Ukraine a contribué à “débloquer” l’embouteillage dans lequel étaient coincés les pays des Balkans occidentaux candidats à l’adhésion : l’Union a enfin accepté d’ouvrir les négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie ; la Bosnie-Herzégovine a obtenu le statut de candidat. “Le débat élargissement contre approfondissement va reprendre”, prévoit une des sources diplomatiques. Des pays comme la France, l’Allemagne, la Belgique ou les Pays-Bas, qui manifestaient peu d’appétit pour l’élargissement, ont accepté la nouvelle donne. En contrepartie, il faut s’attendre à ce qu’ils réclament la reprise du processus d’intégration européenne, dont l’est de l’Union est, disons, moins demandeur. “À un moment, quelqu’un dira : si vous voulez l’Ukraine dans l’Union, il faut réformer le cadre”, admet la diplomate.
Le débat sur la défense européenne progresse, mais n’est pas mûr
En une année de guerre, Vladimir Poutine n’est pas parvenu à soumettre les Ukrainiens, dont les Russes mais aussi les Occidentaux “avaient sous-estimé les capacités de résistances”, affirme la diplomate de l’est de l’Union. “Poutine doit échouer” est le mot d’ordre européen, parce que son succès chamboulerait l’ordre international et représenterait une menace la sécurité de l’Union. L’Europe va donc devoir continuer à agir en conséquence – bien que les Vingt-sept ne soient pas encore très clairs sur ce qui constituerait une victoire, ou en tout cas une “non-défaite” de l’Ukraine.
Les Européens ont intégré que le soutien doit être militaire. Le tabou de la livraison d’armes européennes à un pays en guerre est tombé. Jusqu’ici l’Europe a livré pour 12 milliards d’euros d’armement à l’Ukraine, dont 3,6 milliards via un instrument commun. C’est une évolution majeure qui en appelle d’autres. Suivant la suggestion de la Première ministre estonienne Kaja Kallas, les Vingt-sept envisagent d’acheter, en commun, des munitions pour l’Ukraine. Paradoxalement, “ce qui se passe maintenant affaiblit l’Europe de la défense”, juge Cyrille Bret. La guerre en Ukraine démontre que les États-Unis et par corollaire l’Otan, restent les acteurs clés de la sécurité sur le continent. “L’Europe vit un moment atlantiste, mais il y aura nécessairement une relance européenne, parce que les États-Unis ne s’investiront pas dans la durée. L’essentiel de leurs enjeux est de l’autre côté du globe”, prévoit le chercheur.
“Il n’est pas impossible qu’un jour l’UE soit beaucoup plus assertive dans le domaine de la défense”, confirme le diplomate européen. “Il n’y aura pas de développement sans sécurité. Je ne sais pas si tout le monde, parmi les citoyens et même les dirigeants européens, l’a bien compris.”