L’Europe est appelée à imaginer l’avenir au-delà la croissance
Le Parlement européen a accueilli pendant trois jours une conférence sur le sujet, coorganisée par vingt eurodéputés issus de cinq groupes, à l’initiative du Belge Philippe Lambert. Constat : il faut changer de modèle. Comment ? Le débat reste ouvert.
Publié le 18-05-2023 à 19h35 - Mis à jour le 22-05-2023 à 18h13
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Les temps changent. Une idée hier jugée iconoclaste par les décideurs politiques dans l’Union européenne est désormais considérée comme un sujet légitime de discussion. Coorganisée du 15 au 17 mai au siège bruxellois du Parlement européen par vingt eurodéputés issus de cinq groupes (sept verts, trois socialistes et démocrates, quatre élus de La Gauche, deux libéraux de Renew Europe, trois conservateurs du PPE, dont le Belge Pascal Arimont, et un non-inscrit), la deuxième édition de la conférence “Au-delà la croissance” a fait salle(s) comble(s). Sur les trois jours, 2500 personnes in situ, et près de 5000 en ligne, ont pris part aux sept sessions plénières, vingt panels, aux laboratoires politiques et autres événements annexes pour discuter des principes d’une prospérité durable, qui ne serait pas dépendante de la croissance économique.
La question n’est plus ignorée au plus haut niveau politique
Initiateur de l’événement, le coprésident du groupe des Verts au Parlement européen, Philippe Lamberts, se souvient de l’accueil glacial qu’il avait reçu en 2018 de la précédente Commission, présidée par Jean-Claude Juncker, que le Belge avait sollicitée pour participer à une conférence intitulée “Post-croissance”. Seule la commissaire à la Concurrence, Margrete Vestager, avait accepté de figurer au casting. Cinq ans plus tard, la conférence “Au-delà de la croissance” a été ouverte par des discours de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola. N’eût été un conflit d’agenda, le président du Conseil européen, Charles Michel, aurait été de l’événement de clôture.
Les vice-présidents de la Commission Sefcovic (Prospective), Dombrovskis (Économie et Commerce), les commissaires à l’Économie Gentiloni et à l’Environnement Sinkevicius étaient au nombre de quelque 160 intervenants issus des milieux politiques, académiques, syndicaux, économiques et de la société civile. “Que la participation du haut niveau politique européen à la conférence soit beaucoup plus large qu’il y a cinq ans illustre l’importance de tenir ce débat, même si nous n’avons pas encore toutes les réponses aux questions que nous nous posons”, fait remarquer à La Libre Jonathan Barth, cofondateur du Zoe Institute pour des politiques adaptées à l’avenir, qui a organisé un policy lab sur la redéfinition de la prospérité.
Un travail de déconstruction
La conférence “au-delà de la croissance” visait à ouvrir le débat au-delà des cercles de la gauche, des écologistes, des anticapitalistes, des partisans de la décroissance… “Nous n’avons pas assez d’amis, nous ne devons pas nous aliéner les personnes qui viennent vers nous”, a plaidé l’économiste britannique Ann Pettifor.
“La croissance, dans l’inconscient collectif, c’est le bien-être”, fait observer Philippe Lamberts. L’un des objectifs de la conférence est donc de déconstruire cette idée, en exposant comment la recherche de la croissance économique infinie épuise les ressources, limitées, de la planète, cause de graves dégâts environnementaux et entraîne le dérèglement climatique. Ou de poser que le modèle économique actuel, basé sur la croissance, a échoué à répartir inéquitablement les richesses et à venir à bout des inégalités. Puis, une fois les constats posés, de voir que l’ont fait ensuite, en matière de politique économique, de politique industrielle, de services publics, de coopération internationale, de taxation, de rapport au travail…

Ce qui est clair pour la présidente von der Leyen, c’est que “le modèle de croissance fondé sur les combustibles fossiles est tout bonnement obsolète”, comme elle l’a déclaré dans son discours inaugural, mettant l’accent sur les politiques menées par l’Union, pour s’en détacher. À commencer par le Green deal, qui sert à l’Union de plan d’action climatique et de protection de la biodiversité, mais aussi… de stratégie de croissance.
La conservatrice allemande insiste encore sur le fait que l’indicateur du produit intérieur brut ne suffit pas dresser le bilan de santé d’une économie et d’une société. Ces dernières années, la Commission a d’ailleurs multiplié les indicateurs et tableaux de bords pour mesurer l’évolution vers la réalisation par les États membres d’objectifs environnementaux ou sociaux. “La Commission ne présente désormais plus un examen annuel de croissance, mais un examen annuel de croissance durable”, pointe Philippe Lamberts. N’en reste pas moins que la croissance du produit intérieur brut reste l’Alpha et l’Omega de la proposition de révision des règles budgétaires récemment déposées par l’exécutif européen. “Le super tanker européen est sur sa ligne. Le but du débat et de voir comment l’en faire dévier”, avance le Belge.
”Nous aurons toujours besoin de croissance”, a affirmé le commissaire Gentiloni, jeudi. “L’alternative au modèle traditionnel ne peut pas être la décroissance. Une économie qui rétrécit aura moins de ressources pour investir dans la protection de l’environnement, les soins de santé, les infrastructures, l’éducation…” avait défendu l’Italien. À la fin de son intervention, des coups de sifflet se sont échappés des bancs de l’hémicycle. Pour les partisans de la décroissance, le discours de Paolo Gentiloni est à côté de la plaque. “Je trouve frappante la déconnexion entre ce que les participants demandent et ce que les institutions sont prêtes à faire. Mais je comprends que dans une démocratie et dans les institutions européennes, on ne peut pas aller au-delà de ce que l’électorat vous autorise à faire. C’est pourquoi le résultat des prochaines élections européennes sera crucial”.
Pour Jonathan Barth, le débat croissance durable vs décroissance est une perte de temps. “Le défi est que nos économies sont très dépendantes de la croissance économique. Nos systèmes de sécurité sociale sont basés sur une croissance infinie, comme nos politiques budgétaires. Comment libérer la question de la soutenabilité de la dette, la stabilité du système financier et la réduction des inégalités de la dépendance à la croissance ? Comment arriver à une situation où cela n’a plus d’importance que l’économie croisse ou se rétracte, parce que le bien-être des gens n’en dépend plus ? C’est la question cruciale que pose le débat “au-delà de la croissance” et que nous devons résoudre.”
La conférence ne fournit pas de réponses définitives, pas plus qu’elle n’accouche d’un programme ou d’un manifeste. De nombreux intervenants sont par ailleurs conscients que si le débat prend de l’ampleur, les idées qu’ils portent ne sont pas dominantes. “Le but, c’est d’irriguer la bulle bruxelloise. C’est une entreprise de contagion culturelle”, glisse Philippe Lamberts qui parie sur les vertus “de l’intelligence collective”.