L’histoire inédite des otages de MSF, dont un Belge, en Syrie : "Nous avons dû descendre dans le trou, nous asseoir à côté du cadavre"
Il y a dix ans, cinq membres de Médecins sans Frontières, dont un Belge, étaient enlevés dans le nord de la Syrie. Le dénouement se fit dans la plus grande discrétion. Un procès en France fait ressurgir cet épisode méconnu.
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- Publié le 07-06-2023 à 13h22
- Mis à jour le 07-06-2023 à 18h18
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C’est une histoire qui n’a jamais été racontée. À peine éventée. L’enlèvement, le 2 janvier 2014, de cinq membres de Médecins sans Frontières (MSF) dans la région d’Idlib en Syrie, puis leur libération trois mois plus tard, sont médiatisés au minimum par l’organisation humanitaire et le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Didier Reynders. Un communiqué pour annoncer l’enlèvement, un autre pour annoncer leur libération. Pas de noms, pas de circonstances, rien sur les conditions de leur libération.
Contrairement à l’affaire d’Olivier Vandecasteele, cette prise d’otages a été gérée il y a dix ans dans la discrétion la plus absolue.
On en sait plus aujourd’hui grâce à la procédure judiciaire qui est en cours en France, sur plainte de plusieurs otages occidentaux de l’État islamique. Un peu moins d’une trentaine de journalistes et d’humanitaires avaient été kidnappés de l’automne 2012 jusqu’au début 2014. Onze furent assassinés, seize furent libérés, dont les membres de MSF.
Menottés et masqués
Petit résumé des faits. En 2014, la guerre est totale. Le nord de la Syrie est livré à de nombreuses milices et à l’armée de Bachar al-Assad. Pour venir en aide à la population syrienne, MSF-Belgique a établi un centre de soins d’urgence dans le nord du pays, qui assure la chirurgie traumatique, les accouchements et la vaccination de la population locale. Une dizaine d’expatriés et une soixantaine de Syriens y travaillent. Ils sont médecins, infirmiers, sages-femmes.
Dans la soirée du 2 janvier 2014, des djihadistes masqués et armés surgissent dans la maison où cinq expatriés se reposent.
Mais dans la soirée du 2 janvier 2014, des djihadistes masqués et armés surgissent dans la maison où cinq expatriés (que nous anonymisons) se reposent. G. (Belgique), M.-T. (Suisse), D. (Danemark), F. (Suède) et P. (Pérou) sont menottés, masqués par un bandeau, puis emmenés à l’arrière d’un pick-up jusqu’à une ferme à plus d’une heure de route. Leurs téléphones et les ordinateurs sont confisqués. À la ferme, ils sont battus et interrogés. “On nous prenait pour des espions”, dira l’un d’eux.
De prison en prison jusqu’à la raffinerie de Raqqa
Dans la longue série des otages occidentaux, les cinq MSF sont les derniers à être enlevés. Comme les autres, ils l’ont été sur ordre de Mohammed al-Adnani. Début 2014, le numéro deux de l’État islamique (EI) vient de confier au Belgo-marocain Oussama Atar la gestion des otages. L’EI subit à ce moment-là ses premières défaites face à l’Armée syrienne libre (ASL) et se déplace vers l’Est et la ville de Raqqa, emmenant avec lui ses précieux otages dont il négocie parallèlement la libération contre une rançon.
De la ferme, les MSF sont amenés à d’anciens bureaux, “The office” où ils rencontrent pour la première fois trois djihadistes britanniques, qui seront surnommés les “Beatles” et un geôlier belge qui est, selon l’enquête du Parquet national antiterroriste français (Pnat), Najim Laachraoui, le futur kamikaze de Zaventem. Ces derniers sont masqués et habillés en noir. Ils veulent faire “un Guantanamo à l’envers”. Ils imposent aux MSF de porter la tunique orange des prisonniers de la prison américaine. Ceux-ci rejoignent les otages occidentaux, dont les Américains James Foley, Steven Sotloff et Peter Kassig.
Leur dernier lieu de détention, le pire, est une raffinerie pétrolière dans le désert syrien, Al Kirshi.
Tous les otages aboutissent finalement dans une très grande maison près du fleuve Euphrate, qu’ils surnomment “The riverside”. Ils y sont captifs du 25 janvier au 12 février 2014. Les enquêteurs français et américains l’ont localisée dans la localité d’As Sahl, à 9 km à l’ouest de Raqqa. Mais leur dernier lieu de détention, le pire, est une raffinerie pétrolière dans le désert syrien, Al Kirshi, que le journaliste français Nicolas Hénin va surnommer “Tataouine”.
"Chacun devait écrire un message sur un bout de papier"
C’est là qu’à partir du 12 février, les otages vont être triés selon leur nationalité et la volonté de leur gouvernement de négocier ou non avec les terroristes. Les “Beatles” sont nerveux et violents. L’un d’eux étrangle l’otage belge jusqu’à l’évanouissement. Pire, cinq otages sont tirés de leur cellule et conduits devant une fosse où un prisonnier syrien est abattu. Au cou de chaque otage, pend une pancarte avec le montant de la rançon exigée.
“Chacun devait écrire un message sur un bout de papier, raconte G. à la police fédérale belge, qui l’a entendu en 2019. Je crois me rappeler que je devais écrire ‘encore deux millions ou je suis le suivant […] Ensuite, ils nous ont placés tous les cinq sur une ligne, sur les genoux à côté de ce trou […] Ils ont commencé à filmer et ils lui ont tiré une balle dans la tête. Il est ensuite tombé dans le trou. Nous avons dû descendre dans le trou, nous asseoir à côté du cadavre avec ce papier. Ils ont continué à filmer”.
Après cette macabre mise en scène, les otages de MSF seront libérés en deux groupes.
Après cette macabre mise en scène, les otages de MSF seront libérés en deux groupes, d’abord les trois femmes le 4 avril 2014, ensuite les deux hommes le 14 mai de la même année. Joanne Liu, présidente internationale de MSF, déclara dans un communiqué que “le soulagement de voir nos collègues rentrer sains et saufs est mêlé à un sentiment de colère face à un acte aussi cynique qui a pour effet de priver d’une assistance vitale une population déjà gravement touchée par la guerre”. Didier Reynders se dit “soulagé” également et se félicita que cette affaire avait pu être réglée dans la plus grande discrétion.
En France, cinq accusés aux assises
Médecins sans Frontières ne s’est pas porté partie civile dans le procès en assises qui devrait débuter en France dans les mois qui viennent. Les accusés sont au nombre de cinq, au premier rang desquels figure Mehdi Nemmouche, l’auteur de l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles en 2014. Les Français Salim Benghalem et Abdelmalek Tanem, le Syrien Kais al-Abdallah, arrêté en Allemagne, et Oussama Atar, sans doute décédé en Syrie en 2017, sont également poursuivis.
Plusieurs ex-geôliers de MSF sont décédés. D’autres, deux “Beatles”, ont été livrés et jugés aux États-Unis. Lors de leur procès, l’an dernier, F., la Suédoise, a levé un coin du voile sur cette expérience traumatisante endurée lors de sa mission chez MSF. “Ils étaient emplis de haine”, particulièrement envers les Américains et les Britanniques, a-t-elle dit.
À l’annonce de leur libération, les femmes de MSF avaient demandé qu'une Américaine soit aussi libérée. “Ça les a mis très en colère”, a raconté la Suédoise. La jeune Américaine fut livrée au chef de l’État islamique, qui en fit son esclave. Elle a probablement été tuée dans un bombardement. Mais ses geôliers ont été lourdement condamnés aux États-Unis.