Pourquoi la Commission européenne a réagi si vite à la menace qui pèse sur la démocratie en Pologne
Une procédure en infraction doit être lancée ce jeudi 8 juin contre Varsovie, au sujet d’une législation adoptée fin mai par le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir et qui pourrait servir à museler l’opposition, sous couvert de lutter contre l’influence russe.
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- Publié le 07-06-2023 à 19h00
- Mis à jour le 07-06-2023 à 19h24
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Cette fois, la Commission européenne n’aura pas traîné pour agir face à une énième dérive autoritaire en Pologne. Une procédure en infraction doit donc être lancée ce jeudi 8 juin contre Varsovie, au sujet d’une législation adoptée fin mai par le parti Droit et Justice (PiS) et ses alliés d'extrême droite au pouvoir et qui pourrait servir à museler l’opposition, sous couvert de lutter contre l’influence russe. Ce n’est pas faute d’avoir prévenu. Se disant “très préoccupé” par cette loi, l’exécutif européen avait d’emblée indiqué qu’il “n’hésiterait pas à prendre des mesures immédiates si nécessaire”. Mercredi, le collège des commissaires a donc décidé de sévir, se servant d’un outil qui, peut aller jusqu’à la saisie de la Cour de justice de l’UE (CJUE), et dont la Pologne est devenue une “cliente habituelle”.
Surnommé la loi “anti-Tusk”, du nom du principal adversaire politique du PiS, ce texte a mis en place une commission d’enquête sur “l’influence russe”. L’objectif affiché est d’en examiner l’étendue, sur une période allant de 2007 à 2022, en analysant les décisions et activités “contraires aux intérêts de la Pologne” entreprises par des élus, des fonctionnaires, des juges, procureurs, des membres de l’armée ou même des journalistes et des organisations de la société civile. Problème(s) : “l’influence russe” en tant que telle n’est pas précisément définie; le chef de cette commission est nommé par le Premier ministre et les dix membres par le Parlement (où le PiS est majoritaire); les sanctions pour les “coupables” peuvent être lourdes. Celles-ci comprennent l'interdiction d’occuper une fonction publique ou de se présenter aux élections pendant dix ans. Cerise sur le gâteau : cette décision ne peut faire l’objet d’un recours sur le fond.
Une grande pression internationale et nationale
”Les délégations des États-Unis ou des pays de l’UE que je rencontre ne croient pas que les autorités aient pu avoir l’idée de créer un comité au sein duquel quelques personnes votent pour que leur principal concurrent ne soit pas autorisé à participer à la vie publique”, a déclaré l'ancien Premier ministre Donald Tusk, chef de la Plateforme civique (PO), principale formation de l’opposition, dans un entretien accordé le 29 mai à Newsweek et cité par Politico. De fait, les réactions internationales ont été particulièrement sévères. Le gouvernement américain s’est dit “préoccupé” par une législation qui risque d'” interférer avec les élections libres et équitables en Pologne”. Du côté européen, Didier Reynders, commissaire à la Justice, a dénoncé un système qui peut “priver des citoyens de leur droit d’être élus” d’un coup “de décision administrative, sans aucun contrôle judiciaire”.
Le 2 juin, face à la pression, le président polonais, Andrej Duda, a fini par apporter des modifications à cette loi, qu’il avait pourtant signée dans la foulée. Selon ses propositions, la commission d’enquête sur “l’influence russe” se limiterait à donner un avis “négatif” sur une personne, indiquant qu’elle n’est pas “apte à occuper une fonction publique”. Aussi, les individus faisant l’objet d’une enquête pourraient contester les décisions de cet organe devant une cour polonaise - notez que l'indépendance de la justice est mise à mal depuis des années par le PiS.
Ces changements n’ont pas encore été adoptés par le Parlement. Et de toute manière, ils sont “sont insuffisants pour atténuer le risque” que cette loi soit utilisée pour écarter ou du moins discréditer des figures de l’opposition, selon Human Rights Watch. L’ONG note par ailleurs que la commission devrait publier son premier rapport à la mi-septembre, soit pile “avant les élections nationales de l’automne”, où le PiS pourrait être mis en difficulté, après huit ans au pouvoir.
La réaction la plus spectaculaire est alors venue des Polonais eux-mêmes. Dimanche dernier, environ 500 000 citoyens ont répondu à l’appel de Donald Tusk pour manifester pour “une Pologne démocratique et européenne”. Organisée à l’occasion du 34e anniversaire des premières élections partiellement libres en Pologne, datées du 4 juin 1989, cette manifestation s’est avérée être l’une des plus grandes depuis des décennies.

Un nouveau front européen avec la Pologne
Jeudi, le front sera donc ouvert aussi au niveau européen, avec l’envoi par la Commission d’une lettre de mise en demeure à la Pologne, ce qui activera officiellement la procédure en infraction. Celle-ci risque bien d'aboutir devant la CJUE, tant le PiS refuse traditionnellement de coopérer et de faire marche-arrière sur les questions d'état de droit. En effet, la Pologne a jusqu’ici fait l’objet de plusieurs procédures en infraction liées à ses réformes controversées de la justice, accumulant ainsi les condamnations. Pas plus tard que ce lundi, la Cour européenne a infligé un nouveau revers au PiS, en estimant qu’une loi adoptée en 2019 et qualifiée de “muselière” pour les juges était “contraire au droit de l’Union”.
Du côté du Parlement européen, les chefs de file des cinq plus grands groupes politiques ont adressé une lettre, mercredi, à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour demander l’envoi d’une mission d’observation électorale de grande envergure en Pologne. “Nous partageons tous la crainte que les élections ne se déroulent pas selon les normes démocratiques les plus élevées”, ont écrit Terry Reintke et Philippe Lamberts (Verts), Manfred Weber (Parti populaire européen), Iratxe Garcia-Perez (socialiste et démocrates européens), Stéphane Sejourne (Renew Europe) ainsi que Manon Aubry et Martin Schirdewan (Gauche européenne).