Le baiser imposé par Rubiales à Jennifer Hermoso provoque une contre-attaque contre le machisme dans le foot espagnol
L’affaire est emblématique d’une société largement sensibilisée à la lutte contre les violences sexuelles et qui rejette avec force l’attitude du président de la fédération espagnole de football
- Publié le 28-08-2023 à 21h33
- Mis à jour le 29-08-2023 à 13h08
“#C’EstTerminé”. C’est le cri de ralliement que lancent depuis quelques jours les soutiens de Jennifer Hermoso, joueuse de l’équipe de football féminine espagnole qui a remporté la Coupe du monde, dimanche 20 août, à Sydney, dans son bras de fer contre le “patron du foot espagnol”, Luis Rubiales. Ce dernier avait embrassé l’attaquante de l’équipe d’Espagne sur les lèvres devant le monde entier, lors de la remise des médailles. La footballeuse assure que l’acte lui a été imposé. La pression ne cesse de croître, depuis, pour que le président de la fédération royale de football espagnol (RFEF) quitte ses fonctions. Un mouvement sans précédent qui perçoit largement ce geste comme une agression sexuelle, perpétré dans un milieu au sein duquel les joueuses ont toujours dû supporter une culture machiste que la société espagnole semble ne plus accepter.
Changement des mentalités
“Ce qui fait la différence aujourd’hui, c’est que la société espagnole interprète cet événement avec une grille de lecture féministe. Le débat a tourné autour du consentement. La société perçoit qu’il y a un abus de pouvoir et rejette ce geste”, situe Máraim Martínez-Bascuña, docteur en sciences politiques à l’université autonome de Madrid, spécialiste de la théorie féministe. “Je crois que le travail de pédagogie réalisé par le mouvement féministe ces derniers jours y est pour beaucoup.”
Le soir où les Espagnoles sont devenues championnes du monde, le président de la RFEF a pris la tête de Jennifer Hermoso, l’a embrassée. “Je n’ai pas aimé, hein”, a commenté cette dernière dans un live Instagram, peu après. “Mais qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Regarde-moi”, poursuit-elle, mise face aux images de ce baiser, laissant entendre qu’elle n’a pas vraiment eu le choix. Face aux quelques journalistes qui tiquent sur l’épisode, Luis Rubiales explique qu’il s’agit d’un geste spontané et mutuel surgi dans l’euphorie de la victoire. Sa déclaration est appuyée par les propos prêtés à Hermoso elle-même, fournis par la RFEF.
Ce qui fait la différence aujourd’hui, c’est que la société espagnole interprète cet événement avec une grille de lecture féministe. Le débat a tourné autour du consentement. La société perçoit qu’il y a un abus de pouvoir et rejette ce geste
Mais rapidement, de nombreuses voix s’élèvent sur les réseaux sociaux et dans la presse, dénonçant le déséquilibre de pouvoir qui existe entre une simple joueuse et le “patron” du foot espagnol. Rappelant également que la réaction “Jenni” Hermoso, jugée trop tiède par certains de dans les premiers jours, est habituelle chez des victimes qui tendent parfois à minimiser les faits pour éviter d’amplifier le problème.
De son côté, le média espagnol Relevo a assuré, deux jours plus tard, que Luis Rubiales aurait demandé à la joueuse d’apparaître avec lui dans une vidéo d’excuses, ce que cette dernière aurait refusé de faire. Jorge Vilda, autre haut cadre de la RFEF aurait fait pression sur sa famille pour tenter de la convaincre. Relevo affirme également que les propos prêtés à la footballeuse dans un premier temps ne sont pas sortis de sa bouche.
L’affaire prend un tour politique
Ont-ils vu juste ? Mercredi 23 août, Jennifer Hermoso a confié sa défense au syndicat majoritaire du football féminin, Futpro, qui demande à la RFEF de “mettre en place les protocoles nécessaires”, et au gouvernement espagnol “dans la mesure de ses compétences, d’appuyer et promouvoir activement la prévention et les interventions contre le harcèlement et l’abus sexuel, le machisme et le sexisme.” Les soutiens dans le monde du football s’accumulent également. Avec le hashtag “#SeAcabó” (“C’est terminé”, en Espagnol), sur X (nouveau nom de Twitter).
L’affaire prend aussi un tour politique. Mardi 22 août, le Premier ministre socialiste Pedro Sánchez lui-même estime que les excuses formulées par Luis Rubiales dans une vidéo publiée la veille ne sont “ni suffisantes, ni adéquates” et que ce dernier doit “aller plus loin pour clarifier ce que [les Espagnols] ont vu dans les médias.”
Vendredi 25 août, Luis Rubiales, refuse de démissionner, en accusant un “faux féminisme” de chercher à “l’assassiner socialement”. Il est suspendu de ses fonctions pour 90 jours par la Fédération internationale de football association (Fifa), en attendant que la procédure de discipline ouverte à son encontre arrive à son terme. Sa mère a annoncé lundi entamé une grève de la faim pour dénoncer la “chasse inhumaine et sanglante” dont son fils serait, selon elle, victime. Celui qui règne en maître sur la fédération espagnole reçoit par ailleurs un certain soutien dans les rangs de la RFEF.
La pression s’accroît sur Rubiales
La pression ne cesse d’augmenter depuis. Jennifer Hermoso dément catégoriquement les propos de Rubiales, le vendredi : “La situation m’a mise en état de choc […]. Je me suis sentie vulnérable et victime d’une agression.” Les joueuses de la sélection féminine signent une lettre ouverte, le jour même : “Aucune des joueuses qui signent cette lettre ne reviendra à une convocation de la Sélection tant que les dirigeants actuels seront en poste.” Le Conseil supérieur du sport, qui dépend du gouvernement, a demandé au Tribunal administratif des sports d’étudier l’affaire. Il s’est réuni ce lundi. Le parquet espagnol a ouvert une enquête pour agression sexuelle. Après une réunion extraordinaire de la RFEF, plusieurs présidents de fédérations régionales tâtent le terrain pour tenter une motion de censure contre Rubiales. Combien de temps pourra-t-il tenir ?
“La condamnation sociale spontanée se transforme en une boule de neige qui met un coup de pied dans la fourmilière”, estime Máriam Martínez-Bascuñan. “Cela correspond à la sensibilité particulière qui existe en Espagne face aux questions de féminisme, souvent à l’avant-garde. Mais ce n’est pas quelque chose qui a surgi du jour au lendemain. Nous nous trouvons devant un point d’inflexion qui est le résultat d’un mouvement social féministe fort qui fait ce travail de préparation de la société espagnole depuis 20 ans”, rappelle la politologue.