Le long combat des "Mères du samedi" à Istanbul: "Je ne peux pas changer le passé et ramener mon frère, mais nous nous battons pour un meilleur monde"
Les familles des disparus dans les années 1990 sont désormais empêchées de manifester et arrêtés, tous les samedis.
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- Publié le 03-09-2023 à 18h21
- Mis à jour le 03-09-2023 à 19h04
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La place Galatasaray, au centre de la très touristique avenue Istiklal à Istanbul, était remplie de policiers samedi 26 août. Quelques centaines de mètres plus haut, les “Mères du samedi” s’avançaient doucement sur l’avenue. À 200 mètres déjà de la place, elles ont été encerclées par la police et menottées. Les journalistes et passants ont été éloignés de quelques mètres. Rapidement, un bus puis un autre sont arrivés pour emmener les vingt-six personnes arrêtées. Cette scène est bien connue des participants et de la police : elle se rejoue désormais tous les samedis matin.
Depuis le 27 mai 1995, toutes les semaines, les “Mères du samedi” (Cumartesi Anneleri) se rassemblent devant le lycée Galatasaray à Istanbul pour demander des comptes au gouvernement au sujet de la disparition de leurs proches lors de détention. Ces disparitions forcées ont principalement eu lieu dans les années 1990 au cours de la guerre entre l’État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le mouvement s’est inspiré des Mères de la place de Mai qui, depuis 1977, réclament la vérité sur la disparition de leurs enfants durant la dictature en Argentine. À Istanbul, le premier rassemblement a eu lieu suite à la découverte du corps de Hasan Ocak, disparu, avec des marques de torture dans une fosse commune. Le Centre pour la mémoire (Hafiza Merkezi), a comptabilisé au moins 1 277 disparitions dans les années 1990.
La promesse non tenue d’Erdogan
Initialement, les mères, leurs proches et des soutiens se rassemblaient pendant une demi-heure en silence sur la place Galatasaray en portant des affiches des personnes disparues. En 2011, elles se sont entretenues avec Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, qui leur avait promis de prendre en charge le sujet. Mais 12 ans plus tard, les familles sont empêchées d’accéder à la place Galatasaray et arrêtées presque tous les samedis. La Cour constitutionnelle turque a pourtant jugé deux fois que l’interdiction de manifester était une violation des droits des familles.
Le 25 août 2018 notamment, à l’occasion du 700e rassemblement, la police est violemment intervenue et a fait usage de gaz lacrymogènes et canon à eau contre le rassemblement composée de personnes parfois âgées de plus de 80 ans. Süleyman Soylu, ministre de l’Intérieur à cette période-là, a accusé les “Mères du samedi” de légitimer les organisations terroristes. Entre 1999 et 2009 déjà, les familles des disparus avaient mis en pause leur sit-in hebdomadaire, suite aux violences policières subies.
Samedi 26 août, quelques heures après la tentative de rassemblement, les vingt-six personnes arrêtées sont arrivées sous les applaudissements devant le bureau de l’Association des droits humains de Turquie surveillé par la police. La fatigue se lisait sur leur visage pourtant souriant.
Autour d’une soupe froide au yaourt, préparée pendant leur absence pour leur redonner de la force, Ikbal Eren et Hasan Karakoç racontent leur engagement, et la répression qu’ils subissent. “Aujourd’hui ils étaient plus insultants et agressifs, ils ont aussi refusé de nous enlever les menottes à l’hôpital”, explique Ikbal, dont le frère a disparu.
Éviter que l’histoire se répète
Hasan Karakoç raconte ce qu’il sait de la disparition de son frère à Istanbul en 1995 et notamment les tortures qu’il a subis. “Sur son corps, il avait des marques de cigarettes sur la peau, des dents cassées et les pieds gonflés”, décrit-il. Quelque temps avant sa disparition, la police avait menacé la famille. Son frère était engagé politiquement pour la cause kurde, “non armé” souligne-t-il.
Leur mobilisation a pour objectif de tenir pour responsable l’État, mais aussi “pour éviter que d’autres aient à subir ce que nous avons subi”, soutient Hasan. Près de trente ans après la première mobilisation, celle-ci se transmet de génération en génération. “J’ai repris la lutte de ma mère, et je la transmets à ma fille qui se joint à nous parfois”, raconte Ikbal. Si elles arrivent à continuer malgré la fatigue mentale et physique, explique-t-elle, c’est grâce au soutien entre les familles.
Pour Hasan, c’est aussi une manière de rendre hommage à son frère. “Je ne peux pas changer le passé et ramener mon frère. Mais nous nous battons pour un monde meilleur. On leur doit cela”, explique-t-il.