Engagés en masse, les soldats russes des régions musulmanes et bouddhistes sont particulièrement nombreux à périr en Ukraine
La guerre a fait au moins 9 151 victimes civiles en cent jours.
Publié le 02-06-2022 à 19h44 - Mis à jour le 03-06-2022 à 14h23
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Nurmagomed Gadzhimagomedov avait 25 ans lorsqu’il est mort le 24 février dernier, au premier jour de la guerre lancée par la Russie en Ukraine. Cet officier parachutiste est la première victime reconnue par Moscou ; il a été enterré quelques jours plus tard dans sa république natale, le Daghestan.
Cité en exemple par Vladimir Poutine, le jeune soldat est vite devenu un héros au pays. Le Daghestan est un grand village montagneux dans lequel tout se sait. D'autant plus que Nurmagomed était le fils d'un notable du coin, Engels Gadzhimagomedov, ancien vice-ministre des Affaires intérieures de la proche Ingouchie. Le contexte a donc fait de ce jeune homme un héros national, décoré à titre posthume du titre de héros de la Fédération de Russie pour "le courage et l'héroïsme démontrés dans l'accomplissement du devoir militaire". Puis il y a eu la légende, diffusée dans la presse, d'un soldat qui serait mort en activant sa dernière grenade, alors qu'il était encerclé par des soldats ukrainiens. Enfin, il y a le buste en bronze à son effigie dans son village, l'école nommée en son nom dans la capitale régionale, puis la place en son honneur, en plein cœur de Donetsk, en zone séparatiste.
Le Daghestan "sous contrat"
Ce n’est pas un hasard si la Russie s’est trouvé un héros dans cette région. Le Daghestan, petite république de plus de trois millions d’habitants, est le premier fournisseur en hommes de l’armée russe pour son invasion de l’Ukraine.
En s’intéressant aux rares chiffres annoncés par le ministère de la Défense russe, on comprend l’ampleur du phénomène. Sur les 1 351 décès admis à l’issue du premier mois de guerre, selon le dernier bilan officiel (l’Ukraine estime que le vrai bilan dépasse les 30 000 morts), une centaine de ces pertes étaient des soldats originaires du Caucase. La région de Moscou et ses près de 20 millions d’habitants ne comptait qu’une poignée de décès. La Tchétchénie, autre république du Caucase, pourtant très engagée dans les combats, n’apparaît qu’en partie dans ces statistiques : l’armée de Ramzan Kadyrov fonctionne, de façon non officielle, comme une armée indépendante de l’armée russe.
"Je connais une femme qui a ses quatre fils dans cette guerre. Ce sont tous des militaires, des officiers, quatre fils. Le mari de notre voisine a brûlé dans un tank. Ils n'ont même pas trouvé d'ADN, ils n'ont même pas trouvé son médaillon. Presque tout le Daghestan est sous contrat", a affirmé Emina Nouratdinova, belle-mère d'un militaire décédé, interrogée par le média d'opposition Kavkaz.reallii.
Un ascenseur social
Pourquoi le Daghestan ? Parce que la région est pauvre, le niveau de chômage y est conséquent. L'armée sous contrat et le sport professionnel représentent les deux ascenseurs sociaux les plus importants de la région. Intégrer l'armée, c'est obtenir un statut respecté accompagné d'un salaire fixe, d'une sécurité sociale et d'une retraite plus élevée que la moyenne. "Au Daghestan, les jeunes hommes n'essaient même pas d'éviter le service militaire, au contraire, ils paient même des pots-de-vin pour être intégrés dans l'armée", affirme le journal russophone Meduza. Car des quotas ont été instaurés par Moscou pour empêcher certaines régions d'être plus représentées dans l'armée que d'autres.
C’est pour les mêmes raisons que la Bouriatie, république bouddhiste de Sibérie située entre le lac Baïkal et la Mongolie, est considérée comme la deuxième région fournisseuse d’hommes pour l’armée russe. Dès 2014, et le début de la déstabilisation du Donbass par la Russie, ces soldats asiatiques avaient permis de prouver l’engagement militaire de l’armée russe dans la région. Avec cette guerre, les Bouriates sont une nouvelle fois soupçonnés d’être en première ligne.
La fondation américaine Free Russia, porte-voix des opposants russes exilés, a récemment été saisie par plusieurs représentants bouriates, soucieux de faire part de leur opposition à la guerre. "La Bouriatie subit quasiment autant de pertes que le Daghestan mais notre région est trois fois moins peuplée", ont rappelé les militants dans une lettre ouverte publiée par l'organisation.
D'après ces Bouriates opposés à la politique du président russe, "le Kremlin tire avantage du fait que les républiques nationales font partie des plus pauvres, socialement et économiquement défavorisées du pays". Les militants affirment que les soldats issus de minorités ethniques font l'objet de discriminations salariales. "Dans une région où le salaire moyen est de 20 000 roubles (environ 30 euros), les jeunes ont deux choix : soit aller chercher du travail dans la rude région arctique ou dans la trépidante Moscou, soit rejoindre l'armée sous contrat. Mais même là, les hommes de républiques comme la Bouriatie, Touva, le Daghestan et la Tchétchénie sont au bas de l'échelle salariale."