Guerre en Ukraine: dans le Donbass le soulagement de la libération a laissé place à la crainte de l’hiver et à une situation humanitaire déplorable
Les Russes ont été chassés de plusieurs villages du Donbass. Mais la situation humanitaire est catastrophique.
- Publié le 16-10-2022 à 09h06
- Mis à jour le 20-10-2022 à 16h12
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Depuis la contre-offensive lancée par les forces ukrainiennes début septembre, plus de 2 432 km2 du territoire et 96 localités ont été libérés des forces russes dans l’est du pays, annonçait, le 7 octobre, le président ukrainien dans son allocution quotidienne. Ces avancées ont remonté le moral des troupes comme des civils qui, dans les villes et villages libérés, peuvent enfin retrouver un peu de tranquillité. Néanmoins, la joie est vite rattrapée par la crainte de l’hiver et la situation humanitaire.

À Izioum, ville martyre où la vie reprend petit à petit
La petite ville d'Izioum, 50 000 habitants avant l'invasion russe, ne compte plus qu'une dizaine de milliers d'habitants, après avoir subi six mois d'occupation russe. À l'entrée de la ville, un petit chemin forestier mène au cimetière. C'est ici, dans un charnier, que 447 corps ont été retrouvés, dont trente présentant des signes de torture et d'exécution sommaire. Des croix en bois sont marquées de noms, dates de naissance et de décès ; d'autres ne mentionnent que des numéros pour accompagner ceux qui n'ont pu être identifiés. Deux semaines après la fin des exhumations, l'odeur de la mort plane dans l'air humide de la forêt aux abords de la ville.
À quelques kilomètres de là, une distribution d'eau potable aux habitants d'un quartier du sud a lieu pour la première fois depuis des mois. Anastasiya, 25 ans, fait la file avec son fils cadet de 2 ans, Igor. Depuis le mois de mars, la ville vit sans électricité, réseau téléphonique, gaz ou eau courante, comme la plupart des villes sous occupation russe. Pendant plus de six mois, Anastasiya, ses deux enfants et son mari ont passé la majorité de leur temps dans un souterrain pas plus grand que 2 m2. "Il y avait des tirs de tous les types d'artillerie. Aujourd'hui, au moindre bruit, mes enfants courent vers l'abri", raconte la jeune femme.

Non loin, des habitants du quartier se sont assis autour de trois feux de bois, allumés pour qui souhaite cuisiner. "Quand les Russes sont arrivés, ils ont promis d'ouvrir une usine de verre pour réparer notre fenêtre et rétablir l'électricité. Ils partageaient ces informations sous forme de fascicule de propagande. Mais tout ça, c'était de fausses promesses. Maintenant on est heureux que l'armée ukrainienne ait repris la ville et que les bombardements aient cessé. Mais, pour le reste, c'est toujours pareil… Si ça continue comme ça, on devra évacuer la ville, pour que mes enfants n'aient pas à vivre dans le froid."
Aujourd’hui, le quotidien d’Anastasiya consiste à attendre l’aide humanitaire acheminée par des volontaires locaux sur la place principale de la ville. Avec elle, une centaine d’autres personnes guettent l’arrivée du camion, tandis que, pour ceux qui en ont encore les moyens, un petit marché a rouvert non loin. Là, une vingtaine de personnes s’accumulent devant un générateur installé par l’armée ukrainienne : en attendant la restauration du courant électrique, qui pourrait encore prendre plusieurs semaines, ils chargent leur téléphone et ont un accès internet.

À Sviatohirsk, la débrouille
À une cinquantaine de kilomètres plus au sud, dans le Donbass, les forces ukrainiennes sont entrées dans Sviatohirsk le 12 septembre, libérant cette ville touristique et son monastère de la Laure de la Sainte Dormition, pris en juin par les unités du groupe paramilitaire Wagner. À chaque coin de rue, ses destructions : maisons, supermarchés, restaurants, voitures, rien n’a été épargné. Les habitants restés sur place soufflent enfin après trois mois de bombardements sans fin. Mardi, le bureau du procureur général d’Ukraine a annoncé l’exhumation de 34 corps de civils ici et de 44 autres à Lyman.
À l'entrée du village de Studenok, à une quinzaine de kilomètres, Andriy, 49 ans, ne veut plus voir les Russes. "Au début de l'occupation, des membres du groupe Wagner, des Tchétchènes, sont venus chez moi en m'accusant d'avoir caché des soldats ukrainiens. Je leur ai répondu que je n'abritais que des habitants des villages voisins, mais ça n'a pas suffi. Ils m'ont pris dans la forêt, ils m'ont battu, m'ont cassé plusieurs dents, feignaient de me tuer en tirant juste à côté de moi. À la fin, je leur ai dit de m'achever, d'en finir avec moi, raconte Andriy. Mais ils m'ont relâché, en m'ordonnant de ne pas bouger de chez moi." Propriétaire d'une maison avec jardin, il cultive ses propres légumes et pommes de terre. Une bénédiction pour lui. Pendant l'occupation, des boîtes humanitaires étaient parfois distribuées aux habitants de Sviatohirsk, raconte une dame. Certains avaient également accès à d'autres villages, où ils pouvaient acheter des vivres et les revendre ici trois fois plus cher.

Aujourd'hui, dans le centre-ville libéré, une file d'une vingtaine de personnes s'étire devant un petit magasin transformé en centre de distribution de nourriture : pâtes, boîtes de conserve, cracottes et eau. Les livraisons ne sont pas quotidiennes, la logistique reste difficile. Alors les gens se débrouillent comme ils peuvent, avec leurs réserves et l'aide parfois apportée par les soldats ukrainiens. La débrouille, Igor, 50 ans, connaît bien. Devant son barbecue installé en face d'une maison complètement calcinée, il cuit ses "shashliks", des brochettes de viande marinée, pour les vendre au prix de 80 hryvnias les 100 grammes (2,23 €). "J'avais un restaurant à Sviatohirsk, mais il a brûlé. Alors je me retrouve maintenant à vendre des brochettes dans la rue, c'est tout ce que je peux faire pour le moment. Il faut repartir à zéro."
Lila, 76 ans, partage un café devant l'entrée de son building avec trois de ses amies. "On vient de terminer une cérémonie pour le fils unique de mon amie, il est mort en roulant à vélo sur une mine, il avait 47 ans. On n'avait pas pu la faire avant, on était terrifiées par les bombardements. Personne ne sortait de chez soi. Moi, j'ai été blessée à la main, quand notre building a été frappé. Deux de mes doigts sont cassés, je n'ai pas pu me faire soigner et, maintenant, regardez, ils sont tordus, ça restera comme ça." Mais ce qu'elle redoute le plus, aujourd'hui, c'est l'hiver qui approche. Les infrastructures d'approvisionnement en eau et électricité de la région ont été visées par les tirs russes, et personne ne sait combien de temps encore il faudra pour être à nouveau relié aux circuits.
À Lyman, loin des siens
Sur la route vers Lyman, les carcasses de véhicules russes sont encore présentes. Dans cette forêt, on imagine les tirs d'artillerie et combats acharnés. Le 1er octobre, les forces ukrainiennes ont annoncé la libération de cette ville stratégique utilisée comme centre logistique russe dans la région. Sur la place de la mairie, le drapeau ukrainien flotte fièrement devant une vingtaine de personnes. Ils viennent de recevoir du pain, rien de plus. Sergiy, 47 ans, se sent un peu bredouille. "Parfois on peut attendre toute la journée, sans rien recevoir, l'aide humanitaire reste encore très aléatoire." La logistique pour atteindre la ville reste compliquée, plusieurs ponts sont détruits et certaines parties de route toujours minées, entravant l'acheminement de vivres pour les quelque 5 000 personnes résidant toujours dans la ville. "Heureusement, j'ai encore mon jardin où je peux cultiver quelques légumes. Le reste est détruit, une roquette est tombée droit sur mon toit et une partie de la maison est complètement anéantie." Quelques heures plus tard, il recevra une boîte de vivres du Programme alimentaire mondial de l'Onu, ainsi que quelques médicaments distribués par MSF Belgique.
La plupart des personnes résidant encore à Lyman ont plus de 60 ans ; elles souffrent de maladies chroniques - d'hypertension, de diabète - mais aussi de maladies dues au manque d'hygiène et d'eau potable. "On donne des kits d'hygiène et des médicaments. Mais, avec le manque de médecins dans ces zones nouvellement libérées, on ne sait pas encore faire plus, si un diagnostic doit être établi par exemple", explique Enzo Porpiglia, coordinateur des projets d'urgence.
Jusqu'à la libération de la ville, Sergiy, sa mère et sa sœur ont vécu dans les caves de leurs voisins. Une batterie de voiture et quelques bougies pour les éclairer. Quelques réserves d'eau et de nourriture pour leur permettre de survivre. "Le plus dur aujourd'hui, c'est d'être loin de ma famille. Mes deux filles et ma femme ont été évacuées au mois de février, je suis resté ici avec ma mère et ma sœur pour prendre soin de la maison. Mais depuis que les Russes sont arrivés au mois de mai, je n'ai plus eu de contact avec elles, je ne sais pas si elles vont bien et vice-versa…" L'homme regarde vers le ciel, essaie de retenir ses larmes, en vain, insulte les Russes. "Dans une guerre, il y a ceux qui en tirent profit, et d'autres qui perdent tout."
La débrouille et le bouche-à-oreille sont les mots d’ordre pour survivre après une occupation de plus de trois mois. À Lyman, des gens coupent du bois pour se chauffer et cuisinent en dehors de leurs abris souterrains - sans alternative pour vivre.
À Iampil, "on a faim !"
À une quinzaine de kilomètres plus au sud de Lyman, le village de Iampil, libéré un jour plus tôt. Les rues sont vides, le village ravagé par la guerre. Ici, le son des bombardements est encore audible, la ligne de front n'est plus très loin. Sur les grilles d'une maison de la route principale, des mots indiquent que les lieux sont "habités" pour éviter toute tentative de pillage. Louba, la soixantaine, est restée. "J'ai changé mes fenêtres huit fois. La neuvième fois, je n'ai pas pu les réparer. Il y avait devant chez moi dix tanks russes et les tranchées des Bouriates et des séparatistes qui occupaient le village." À côté d'elle, son neveu, Vladimir, raconte qu'ils n'avaient aucun scrupule à frapper aux portes pour demander de l'alcool, parfois se servir de nourriture. "Hier, des soldats ukrainiens sont venus me demander une casserole, je pensais qu'ils allaient la prendre pour eux, mais ils sont revenus avec la casserole remplie de soupe, je les ai embrassés", ajoute Louba.
Quelques mètres plus loin, Sergiy donne à manger à son poney. Père de cinq enfants, il a réussi à évacuer la ville au mois de juin, un mois après le début de l'occupation. "Quand je suis revenu, il ne me restait qu'un poney sur quatre et ma voiture a été complètement décomposée, ils ont tout pris, sauf la carcasse." Propriétaire de vaches et livreur de pain, Sergiy a pu troquer du lait et du pain contre des légumes que ses voisins cultivaient. "C'est comme ça que ça fonctionne, si vous voulez manger."
Alors que le village semblait vide, une trentaine de personnes, âgées pour la plupart, attendent devant ce qui était le restaurant "Appétit". "Vous êtes l'aide humanitaire ?", nous interpelle Valentina, 65 ans. "Iampil appelle à l'aide ! On a faim ! On a vécu six mois sous les bombardements, tout le village est détruit ! Pourquoi les Russes nous ont fait ça ?" Quelques minutes plus tard, une voiture militaire amène une vingtaine de boîtes de conserve. Les vieilles femmes se battent, il n'y en a pas assez pour tout le monde. Le militaire promet que l'aide humanitaire arrivera…

À Torske, zone grise entre deux feux
De Iampil au village de Torske, il n'y a que 14 km à parcourir. La route est sinueuse, un soldat prévient : il ne faut pas quitter les traces de voitures militaires, "une voiture civile a explosé sur une mine hier". La ligne de front est mouvante. Les tirs de tank ne sont pas loin. Mais les quelques habitants encore présents restent plantés devant leur porte. Ils observent le mouvement des unités ukrainiennes patrouillant dans les rues. Aucun ne souhaite parler, la libération, le 3 octobre, est trop récente, la crainte se fait sentir. Quelques jours plus tard d'ailleurs, Torske redeviendra une zone grise, qu'Ukrainiens et Russes continuent à se disputer, plaçant le village entre deux feux.
Au milieu de la route, un bus ukrainien est entouré de quelques uniformes russes. À son bord, deux corps en habits ukrainiens gisent. "Ne vous inquiétez pas, ce sont des Russes !" Comme beaucoup d'autres, ils ont probablement essayé de fuir la ville en se camouflant. Tout comme Iampil, le village de Torske n'attire pas autant l'attention que les villes d'Izioum et de Lyman. L'acheminement d'aide humanitaire pâtit de la proximité de la ligne de front. Après avoir survécu jusqu'ici, les habitants se demandent aujourd'hui comment ils survivront à l'hiver.
