“En Ukraine, Vladimir Poutine se trouve actuellement face à une situation qu’il n’a jamais expérimentée auparavant”
Pour Tanguy Struye de Swielande, on ne peut pas exclure que le président russe ait recours à l’arme nucléaire. "Ne pas prendre au sérieux la menace brandie par Vladimir Poutine me semble très problématique. Ce serait presque criminel."
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Publié le 22-10-2022 à 11h44 - Mis à jour le 22-10-2022 à 22h12
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"La situation dans la zone de l’opération militaire spéciale peut être qualifiée de tendue", a reconnu Sergueï Sourovikine, le nouveau général russe et vétéran des pires guerres de Moscou, ce lundi 17 octobre. Ce qui s’apparente à un aveu de faiblesse contraste avec les nombreuses frappes massives orchestrées par Moscou, ces dernières semaines. Touchant principalement les infrastructures énergétiques ukrainiennes, les attaques ont pris une dimension bien différente de celles observées au début du conflit. Comment interpréter ces dernières évolutions dans un conflit qui s’ancre définitivement dans la durée ? Poussé dans ses retranchements, Vladimir Poutine pourrait-il utiliser des méthodes toujours plus décriées ? La guerre peut-elle s’exporter au dehors des frontières de l’Ukraine ? Tanguy Struye de Swielande, professeur en Relations internationales à l’UCLouvain, tente de répondre à ces questions dans le cadre de l’Invité du samedi de LaLibre.be.
Les déclarations du général russe Sergueï Sourovikine sur les difficultés rencontrées par son armée en Ukraine sont-elles surprenantes ?
C’est un peu surprenant que les Russes fassent preuve de davantage de transparence. Ceci étant dit, cela fait déjà quelques semaines qu’ils reconnaissent rencontrer des difficultés sur le terrain. À mon sens, il devenait impossible de continuer à nier l’évidence. Même les talk-shows russes sont désormais beaucoup plus critiques à l’égard des militaires, même s’ils évitent toujours de critiquer Poutine.
M. Sourovikine n’a également pas exclu une “prise de décision très difficile”. Est-ce qu’un retrait des forces russes à Kherson est envisageable ?
C’est une possibilité. Ils ont commencé ce mardi à évacuer les populations civiles. On peut imaginer que les Russes en profitent pour faire de même avec les militaires. Kherson est actuellement complètement isolée parce que les ponts ont été détruits. Les Russes pourraient donc créer une nouvelle ligne de front et sacrifier cette ville que Poutine avait pourtant refusé d’abandonner, il y a quelques semaines. Cette option devient presque inévitable à présent.
Quel signal un tel retrait enverrait-il ?
Ce serait clairement un recul par rapport aux quatre régions annexées récemment. La prise de Kherson par les forces ukrainiennes les motiverait encore davantage et donnerait un coup au moral des Russes. Mais il est tout à fait possible que, vu la situation géographique, les Russes n’aillent pas très loin et installent une nouvelle ligne de front juste après la rivière. À ce moment-là, l’idée serait de tenir tout l’hiver et revenir après de façon plus offensive, avec plus de matériel et des hommes mieux entraînés. Ce serait donc plutôt un retrait tactique, qui évidemment aurait des conséquences puisque les Ukrainiens vont en tirer profit dans leurs annonces. Mais d’un point de vue purement militaire, ce choix semble tout à fait logique.
Poutine est-il en train de perdre cette guerre ?
Il est un peu tôt pour l’affirmer. D’autant plus que tout dépend de la façon dont on définit cette guerre. Si on se concentre sur l’Ukraine, on peut évidemment dire que Poutine n’a pas atteint les objectifs qu’il s’était fixés, même pas l’objectif minimal à savoir la création d’une zone tampon entre le territoire ukrainien et la Russie.
Mais, à mes yeux, l’enjeu dépasse l’Ukraine. Or j’ai l’impression qu’on se concentre trop sur ce qu’il se passe là-bas, sur ce conflit que Poutine pourrait en effet bel et bien perdre à tout moment. On laisse de côté le coût économique et social de cette guerre pour nos sociétés, qui est déjà très élevé. Cela va nous affaiblir pour les 10 années à venir. Nous ne sommes pas dans une position de force.

Faut-il s’attendre à ce que le soutien occidental baisse dans les mois à venir vu la crise de l’énergie et l’hiver qu’on nous annonce particulièrement compliqué ?
C’est ma crainte depuis quelques semaines. Il faut s’attendre à ce qu’il y ait de plus en plus de manifestations. Les partis politiques vont être amenés à devoir faire des choix. D’ailleurs, la Belgique en a déjà fait implicitement, puisqu’on n’a pas sanctionné les Russes dans le domaine du diamant ou dans celui de l’acier. Au-delà de la rhétorique utilisée par De Croo aux Nations unies, on voit bien que, dans les faits, on a des doutes sur le long terme. On veille donc quand même à garantir nos intérêts économiques. Et ce n’est qu’un début. Les autorités vont devoir trancher entre le beurre et le canon : soit continuer à soutenir l’Ukraine soit mettre la priorité sur la situation économique et sociale.
L’image du président russe au sein de son pays est-elle en train de pâlir ?
Il est clair que Poutine sort affaibli de cette guerre. En Ukraine, il se trouve actuellement face à une situation qu'il n'a jamais expérimentée auparavant. C’est un homme qui n’a jamais connu la défaite en 20 ans. C’est la première fois qu’il se trouve vraiment confronté à des difficultés importantes, avec des pertes militaires énormes aussi bien humaines que matérielles. Or la Russie aime des dirigeants forts avec une main de fer. Actuellement, il perd en partie le contrôle. On ne peut pas exclure qu’à un moment donné son pouvoir soit remis en question par des oligarques ou des militaires. Je ne vois pas une révolution démocratique, mais plutôt au sein du groupe qui l’entoure.
Un élu russe a affirmé récemment que les élites voulaient se débarrasser de Poutine, mais ne savaient simplement pas comment faire. Est-ce plausible ?
Oui. Si l’on regarde les vingt années de Poutine au pouvoir, on se rend compte que tout son système a été établi sur la corruption et sur le maintien des différentes fractions en équilibre. Il a toujours veillé à ce que tous les groupes soient traités de façon équivalente. Ce système fonctionne tant que vous n’êtes pas remis en question. Une fois que vous êtes remis en question, tout le monde y voit une perte. On le voit bien avec la situation économique plus faible. Tous les oligarques et conseillers perdent de l’argent et ça peut amener à remettre le pouvoir en question.
Le problème qui se pose, c’est qu’on peut avoir bien pire que Poutine. Beaucoup de monde en Occident veut se débarrasser de lui. Mais il faut se dire qu’autour de lui, il y a des gens bien pires.
Faut-il voir les frappes massives menées par la Russie sur l’Ukraine ces deux dernières semaines comme une nouvelle stratégie ou est-ce simplement une façon pour Poutine de montrer qu’il ne perd pas la face ?
Ce n’est pas du tout une nouvelle approche stratégique. Cela rappelle la théorie des cinq cercles de l’expert américain John A. Warden. Il avait divisé la société en cinq cercles : l’armée, la population, les infrastructures, les éléments essentiels (tels que l’énergie ou les finances) et le commandement. À l’origine, les Russes essayaient de toucher le commandement, donc le centre décisionnel, mais ils n’y sont pas parvenus. Ils ont donc commencé à toucher les militaires et la population. À présent, ils sont passés dans une autre phase où ils frappent de plus en plus les infrastructures et les essentiels que sont les centrales électriques. Mais ce n’est pas quelque chose propre aux Russes. On ne devrait donc pas s’étonner de telles attaques car cela fait partie de la guerre. Une seule chose diffère par rapport à notre approche occidentale : la façon dont les Russes tentent de terroriser la population de manière directe avec les drones kamikazes. Poutine veut montrer qu’à Kiev n’importe quel building peut être le prochain.
Le fait de mettre à mal le réseau électrique ne pourrait-il pas faire basculer le conflit à l’approche de l’hiver ?
Faire basculer le conflit, je ne pense pas. Mais cela va indéniablement compliquer la donne pour les Ukrainiens, puisqu’ils vont devoir s’occuper de la société civile. Il va falloir investir dans l’électricité, réparer et veiller à ce qu’il n’y ait pas de mécontentement. On peut même s’attendre à être confronté à une situation humanitaire problématique. Mais, vu la résilience ukrainienne depuis un an, cela n’aura pas l’effet espéré par les Russes.
On n’a eu de cesse de parler d’un conflit de longue durée, mais ne pourrait-il pas prendre fin avant la fin 2023 au vu des dernières évolutions ?
Non, les mois à venir seront particuliers. L’hiver va ralentir les avancées des Ukrainiens. On va potentiellement assister à un gel du front. Le conflit reprendra dès qu’il fera meilleur. Ce moment apparaît aussi comme une opportunité pour lancer les initiatives diplomatiques.
On a pourtant l’impression que trouver une solution à la table des négociations est utopique à l’heure actuelle…
C’est le problème qui se pose aujourd’hui, car on n’a aucune stratégie de sortie. On est dans une impasse. Il n’y a plus d’initiative diplomatique, en tous les cas officielle. Les Turcs sont les seuls intermédiaires valables. L’Europe aurait dû davantage jouer un rôle diplomatique. Mais pour l’instant, les Européens – à l’exception de Macron – ne semblent pas vouloir entrer dans une logique de négociations. Au sein de l’Union européenne, on est très divisés sur les objectifs à atteindre. Tout le monde est d’accord pour soutenir les Ukrainiens mais personne ne s’accorde sur une façon de mettre fin au conflit.
On est aussi confronté à un autre problème, concernant les deux voies de négociations possibles. Soit on va vers la paix en faisant abstraction des crimes de guerre de Poutine, soit on se dirige vers une négociation tenant compte de la justice, avec un Poutine devant répondre des méfaits sur le territoire ukrainien. Cette seconde option rend bien entendu toute négociation avec le régime russe impossible. Il va donc falloir trancher entre la paix ou la justice.
De nombreux dirigeants européens, comme notre Premier ministre, n’ont eu de cesse de répéter que Poutine était un “fasciste pur et dur”, un “fou”… Ne semblent-ils pas écarter toute possibilité de négociation avec le président russe ?
C’est véritablement problématique. Cela ne sert à rien de stigmatiser ou de diaboliser un adversaire. En procédant de la sorte, on élimine automatiquement toute possibilité de négociation. C’est typique de l’approche occidentale, qui est très cartésienne. On divise les choses en bien ou mal. C’est un peu autosatisfaisant, ça fait bien en termes de rhétorique et d’émotion de dire qu’on ne veut pas négocier avec Poutine. Mais sur le terrain, ça ne résout absolument aucun problème. Il faut être plus pragmatique.
La Russie, poussée dans ses retranchements, pourrait-elle opter pour des solutions plus radicales, comme le recours à l’arme nucléaire ?
On sait où cette guerre a commencé mais on ne sait pas comment elle va se terminer. Les conflits comme celui-ci, entre grandes puissances, sont les plus dangereux. On ne peut pas exclure que Poutine utilise l’arme nucléaire tactique. La manière dont il réfléchit le monde n’est pas la même que la nôtre. On doit donc faire très attention. Avant le 11-Septembre, on ne s’attendait pas à un tel attentat. Tout comme on ne s’attendait pas à voir une telle cruauté quand l’État islamique est arrivé au pouvoir. Notre rationalité ne conçoit pas ce genre de choses. Ne pas prendre la menace nucléaire brandie par Poutine au sérieux me semble extrêmement problématique. C’est presque criminel.
Certains parlent aussi d’une possibilité de voir la Russie orchestrer des attentats en Europe pour semer la terreur. Poutine pourrait-il vraiment en arriver là ?
Je ne suis pas certain qu’il s’agirait d’attentats du style de ceux orchestrés par l’État islamique. Je peux par contre très bien imaginer des sabotages ou des cyberattaques. Mais, malgré tout, je n’exclus pas qu’ils aillent vers le terrorisme au sens classique du terme, car quelqu’un qui est dans un coin et qui sent qu’il est occupé à perdre pourrait clairement passer à l’acte.
Dans de tels plans, la Belgique serait-elle une cible privilégiée des Russes ?
Je ne dirais pas que la Belgique est une priorité en tant que telle parce que c’est peut-être plus intéressant de frapper le Royaume-Uni ou la France, qui sont des puissances plus importantes. Cela étant, vu que notre pays accueille l’Otan, l’Union européenne et le Shape (Supreme Headquarters Allied), c’est une évidence que l’on est une cible potentielle pour les cyberattaques mais aussi pour d’éventuels attentats.
La Biélorussie, qui a déployé des soldats avec la Russie à ses frontières, pourrait-elle rejoindre le conflit en Ukraine ?
C’est un grand point d’interrogation. L’armée biélorusse est tout de même assez petite, dans un pays extrêmement instable. Loukachenko survit via toutes les institutions sécuritaires. S’il devait envoyer des milliers d’hommes en Ukraine. Il pourrait déstabiliser son propre régime. Par contre, la Biélorussie est complètement vassalisée par la Russie. De son territoire, sont envoyés les drones kamikazes. La Biélorussie fournit également du matériel à la Russie. Ils ne sont donc pas tout à fait neutres. Mais je ne m’attends pas à ce qu’ils interviennent en Ukraine. Tout va dépendre de la manière dont les choses vont évoluer. Peut-être qu’à un moment donné Loukachenko n’aura plus le choix et devra envoyer ses hommes.
Qu’est-ce que cela changerait concrètement ?
Cela avantagerait les Russes, puisqu’un nouveau front serait ouvert. Cela obligerait les Ukrainiens à déplacer des forces militaires. Mais est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Est-ce que ces forces biélorusses sont assez entraînées ? Il y a beaucoup de choses que l’on ignore.
Un troisième pays intervenant dans le conflit pourrait-il pousser l’Europe à réagir ?
La Biélorussie est déjà fortement sanctionnée depuis 2020. Je ne suis pas sûr donc que ça changerait la donne. Qui plus est, il faut rester objectif : nous soutenons les Ukrainiens, nous devons donc accepter que les alliés des Russes les soutiennent. On fait beaucoup de ramdam parce que les Iraniens leur vendent des drones mais on a fait la même chose de notre côté vis-à-vis des Ukrainiens.
Le spectre d’une troisième guerre mondiale reste-t-il bien présent ?
C’est un point dont je tiens énormément compte. Il est toujours possible qu’un conflit dérape et se transforme en troisième guerre mondiale. Il faut faire attention car un manque de perception ou un manque de bonne analyse peut nous mener à faire des erreurs qui peuvent nous conduire à une troisième guerre mondiale. On ne peut pas l’exclure et on doit avoir ça en tête. Le problème du côté européen, c’est qu’on fait trop de wishful thinking (pensée désidérative, ndlr.). En gardant la possibilité d’une troisième guerre mondiale en tête, on va avoir une politique plus prudente et plus pragmatique plutôt que d’être dans l’émotion.