"En Russie, l'Eglise est utilisée pour fabriquer une tradition hostile à l'Occident"
"Pour le patriarche Kirill, la Russie incarne une mission messianique : celle de lutter contre l’Antéchrist", note la politiste française Kathy Rousselet. Elle revient sur le regard sévère que porte le patriarcat à l’encontre de l’Occident, mais nuance sa force d’influence dans le pays.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L63JQBW6LNGE7IPE454BXBTFNM.jpg)
- Publié le 12-12-2022 à 06h40
- Mis à jour le 12-12-2022 à 09h36
:focal(1271x643:1281x633)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/YXOZ5HCJRVGJPASMJ76L23LNBQ.jpg)
Directrice de recherche à Sciences Po, au Centre de recherches internationales, Kathy Rousselet vient de publier aux Éditions Salvator l’ouvrage intitulé La Sainte Russie contre l’Occident. Elle revient sur les discours, le rôle et l’influence de Kirill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Placé à la tête de l’Église orthodoxe russe en 2009 il soutient depuis le début la guerre menée par Poutine.
L’Église est-elle une institution puissante en Russie ?
Elle est de plus en plus présente dans l’espace politique, elle a tissé des liens très forts avec les élites politiques et économiques et a obtenu la construction de nombreuses églises sur le territoire russe, mais il est important de nuancer ce constat en soulignant que la population russe reste largement sécularisée. Les croyants engagés et pratiquants réguliers sont peu nombreux. Certes, Kirill est à la tête d’une Église à laquelle disent appartenir 71 % des personnes interrogées en avril 2022 par l’institut de sondage Centre Levada, mais la pratique religieuse reste faible : d’après ce même sondage, seuls 9 % des personnes interrogées (toutes religions confondues) fréquentaient au moins une fois par mois un service religieux. Selon une autre enquête effectuée en 2019, l’Église orthodoxe se situe au quinzième rang des institutions qui jouent, selon les personnes interrogées, un rôle dans le pays.
Alors que la population demeure relativement sécularisée, alors que l’État est officiellement laïc, comment l’Église a-t-elle pu se placer dans les petits papiers de l’élite économique et politique ?
Car les intérêts sont bien partagés entre l’Église et l’État. La première a besoin du second pour réaliser et financer ses désirs d’expansion en dehors de la Russie. L’État, quant à lui, a besoin de l’Église pour imposer ce qu’il appelle des valeurs morales et spirituelles qui contribuent à la cohésion de la population et qui lui permettent de se différencier de l’Occident. Il est intéressant de noter que la stratégie de s’appuyer sur les valeurs morales et spirituelles était déjà la stratégie du pouvoir soviétique, mais c’est désormais l’Église qui est utilisée pour fabriquer une tradition hostile à l’Occident.
Est-ce une collaboration gagnante pour chacune des parties ?
On pouvait le dire de façon très nette avant la guerre. Depuis février on remarque cependant que l’Église orthodoxe russe a énormément perdu en soutenant Poutine. Kirill est en train de perdre ses fidèles ukrainiens car, inféodé au pouvoir, il s’exprime sous la contrainte de Poutine. Notons d’ailleurs qu’il n’était pas à la cérémonie d’annexion de la Crimée, ni le 30 septembre à celle d’annexion des territoires de l’Est de l’Ukraine, ce qui trahit sans doute un certain embarras de sa part.
Quels furent les principaux arguments de Kirill pour justifier la guerre de Poutine ?
Très rapidement, le patriarche Kirill a évoqué un conflit métaphysique entre le bien, porté par la civilisation russe, et le mal incarné par l’Occident. Il a fait de la question de l’homosexualité et de la gay pride un symptôme de la dépravation de l’Occident. Ce discours moral et traditionaliste a trouvé un écho certain auprès de la population russe qui est complètement embrigadée dans de tels discours, particulièrement depuis une dizaine d’années et le tournant conservateur pris par le Kremlin dès 2012.
Outre sa proximité avec le pouvoir, quels intérêts Kirill trouverait-il dans le soutien à la guerre ?
L’agenda religieux est proche de l’agenda politique. Poutine est soucieux de lutter contre l’unipolarité du monde, contre l’envahissement des idées libérales. En défendant les valeurs morales traditionnelles, il entend montrer que la Russie se défend des influences politiques et idéologiques occidentales. Kirill rejoint Poutine dans son opposition aux États-Unis car il considère qu’ils ont soutenu la création de l’Église orthodoxe d’Ukraine sous le giron du patriarcat de Constantinople. Plus fondamentalement encore, il lutte contre la sécularisation du monde, contre les valeurs progressistes défendues par l’Union européenne et l’Occident de façon générale. Je ne sais pas si le fond de sa pensée évolue, mais je note également que son discours s’est radicalisé. Il défend plus que jamais la tradition et considère que la Russie incarne une mission messianique : celle de lutter contre l’avènement de l’Antéchrist. Il reprend en cela une idée défendue par les orthodoxes ultra-nationalistes. Cette radicalisation du discours de Kirill témoigne des rapports de force qui existent au sein de l’Église russe.
Les courants ultra-nationalistes y auraient le vent en poupe ?
Oui, car les mouvements orthodoxes nationalistes sont très liés aux “siloviki” qui sont les membres des forces de maintien de l’ordre. Or, ces “siloviki” bénéficient d’un poids de plus en plus important dans la politique actuelle. Il y a aussi un mouvement ultra-conservateur fondé en 2012 et dont l’influence est croissante, qui s’appelle le Club d’Izborsk. On trouve notamment en son sein le théoricien d’extrême droite Alexandre Douguine dont la fille Daria Douguina est morte dans un attentat en août dernier. Alexandre Douguine, d’après les informations que je lis dans la presse russe indépendante, a gagné en influence ces dernières semaines auprès du Kremlin. Les rapports de force à la tête de l’Église et cette influence croissante du Club d’Izborsk pourraient jouer dans la radicalisation des propos de Kirill.
L’influence de ces mouvements ultra-nationalistes doit-elle nous inquiéter ? Offre-t-elle les coudées franches à Poutine en soutenant sa politique avec des arguments religieux ?
L’influence de ces mouvements ultra-nationalistes peut bien sûr nous inquiéter. S’agissant des homélies et discours de Kirill, ils contribuent certainement à l’ambiance générale et à la mobilisation de la population russe contre l’Occident, mais ils ne guident ni ne tirent ce mouvement. Je note aussi qu’à l’international, notamment auprès du Conseil œcuménique des Églises orthodoxes, Kirill nuance ses propos et affirme être opposé à une guerre sainte. Sa posture est donc parfois ambiguë.
Au sein des paroisses, que pensent les religieux et les fidèles ? Existe-t-il des mouvements d’opposition pacifiste en leur sein ?
Les paroisses orthodoxes se considèrent souvent très éloignées de leur patriarche, peut-être plus que les paroisses catholiques par rapport au pape. En ce sens, il est important de noter que l’Église orthodoxe russe est plurielle. Cette pluralité est cependant difficile à appréhender. En mars dernier, une pétition contre la guerre rapidement censurée par le pouvoir a circulé et fut signée par 400 personnes, dont une centaine était issue de la diaspora. On sait aussi que des prêtres tentent de convaincre leurs paroissiens du mal de la guerre, d’autres prétextent des soucis de santé pour ne plus célébrer, mais ils ne représentent pas la majorité. Il faut dire que beaucoup d’entre eux n’ont pas d’autres moyens de subsistance que ceux qu’ils reçoivent de l’Église. Notons aussi que la guerre est tellement traumatique qu’au sein de certaines paroisses, les prêtres préfèrent ne pas en parler : on évite ce sujet tant il est douloureux et tant il peut déchirer la paroisse ou les familles.