Guerre en Ukraine : après les dénonciations et les vols entre voisins, on ne se remet pas facilement de l’occupation russe
Dans les villages ukrainiens, où tout se sait, il s'agit de retisser un lien social rompu entre les habitants, dont certains ont collaboré avec l'occupant russe. Ioulia Shukan, chercheuse en sociologie politique, spécialiste de l'Ukraine, éclaire les tensions.
Sabine VerhestPublié le 26-01-2023 à 12h44 - Mis à jour le 26-01-2023 à 13h43
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“On se bat pour reprendre des villages, on perd des gars pour ça.” Ares, volontaire dans le bataillon Carpathian Sich, est installé dans ce qui reste d’un village en première ligne, dans la région de Lyman, une ville de l’Est libérée de l’occupation russe par les troupes ukrainiennes il y a quatre mois. Plus que jamais, l’objectif à Kiev est de restaurer l’intégrité territoriale du pays, sur l’entièreté du Donbass et sur la Crimée. “Nous sommes accueillis à bras ouverts dans le Donbass”, témoigne Ares. Mais il confie aussi une “impression” qui le taraude : “on n’est pas toujours bienvenus”.
Les sentiments prorusses n’ont pas été anéantis par les bombes de Moscou. “Cela vient des informations consommées depuis 2014 et de l’image d’une Russie rêvée”, explique Ioulia Shukan, maîtresse de conférences en études slaves à l’université Paris Nanterre, spécialiste de l’Ukraine. Une image fondée sur les récits médiatiques, plus que sur une expérience réelle ou des voyages en Russie, a-t-elle pu constater, y compris dans les régions ukrainiennes toutes proches de la frontière.
Des Ukrainiens frappés deux fois
La situation a toutefois évolué ces derniers mois. Les frappes de Moscou n’ont pas épargné – loin de là – les populations russophones que Vladimir Poutine prétendait libérer. “J’ai rencontré, dans la région de Donetsk, des gens qui ont été touchés pour la deuxième fois par la guerre. Ils avaient fui une première fois, en 2014, les territoires séparatistes, sous contrôle des républiques autoproclamées russes. À l’époque, leur rapport à la Russie n’avait pas changé. Mais, avec l’invasion, la destruction de leur vie pour une deuxième fois, ce rapport positif s’est désormais rompu”, rapporte la chercheuse en sociologie politique, qui s’est rendue sur place en mai et en décembre derniers. Si l’on manque d’enquête de terrain, les sondages dont les chercheurs disposent malgré tout indiquent que, “du point de vue de l’identification nationale dans les régions de l’Est, il y a un mouvement dans le sens d’un attachement beaucoup plus profond à l’Ukraine et d’une distanciation par rapport à la Russie”.
Lorsque les forces ukrainiennes reprennent des villes et villages occupés par les Russes, accueillis par des scènes de joie, comme à Kherson au mois de novembre, les proprusses se tiennent à distance. “Les seuls qui expriment leurs sentiments sont ceux qui attendaient le retour de l’Ukraine, les autres refusent tout simplement de parler. Ils ne s’engagent pas dans des interactions avec les militaires.” Les forces ukrainiennes savent qu’elles doivent rester sur leurs gardes : “on est en situation de guerre, des locaux et des agents infiltrés peuvent livrer leurs positions” aux Russes.
Les combattants ukrainiens tiennent, à la fois parce qu’ils ont un sentiment de justesse de la cause – ils défendent leur pays –, mais aussi parce qu’ils savent que l’arrière est avec eux.
Mais “je pense qu’elles sentent beaucoup plus le soutien”, ajoute Ioulia Shukan. “La connectivité entre l’arrière-front et le front est très importante dans le pays.” Les combattants ukrainiens “tiennent, à la fois parce qu’ils ont un sentiment de justesse de la cause – ils défendent leur pays –, mais aussi parce qu’ils savent que l’arrière est avec eux”.
Pillages et dénonciations
Reste que dans les villages où tout se sait, on ne se remet pas facilement de semaines ou de mois d’occupation russe. “Certains faisaient de la résistance ouverte, d’autres étaient neutres totalement et d’autres encore étaient plus ou moins engagés dans la collaboration.” Lorsque sonne le retour des forces ukrainiennes, les habitants des villages libérés se voient contraints de réapprendre à cohabiter les uns avec les autres, alors que des violences ont été commises et que “le lien social a été rompu”.
Ce qui est récurrent dans ces villages sous occupation, ce sont les dénonciations entre voisins, notamment des activistes et des anciens combattants.
“Ce qui est récurrent dans ces villages sous occupation”, illustre Ioulia Shukan, “ce sont les dénonciations entre voisins, notamment des activistes et des anciens combattants” de l’opération antiterroriste que le pouvoir ukrainien avait lancée en 2014 dans les régions de Donetsk et Louhansk. “Les Russes n’avaient pas systématiquement les listes des anciens combattants et certains ont été dénoncés par leurs voisins. Cela s’est superposé à des tensions précédentes. Les inimitiés d’avant l’invasion expliquent le comportement pendant l’occupation. La dénonciation est une manière de se venger et de se distinguer auprès de l’occupant”, explique la sociologue. “Les gens savent ou, en tout cas, se doutent de qui les a dénoncés. C’est un premier exemple de cette rupture du lien social.”
Les pillages et les vols ont entraîné une autre rupture dans les villages. “Des gens ont pris les affaires de leurs voisins pro-ukrainiens en se disant qu’ils ne reviendraient jamais. Ou alors ils les ont prises juste parce qu’ils considèrent qu’ils sont en situation extrêmement difficile et qu’ils en ont besoin. Je l’ai vu beaucoup dans la région de Kherson ou de Donetsk.” Lorsque les réfugiés ou déplacés reviennent chez eux, ils essaient de récupérer ce qui leur appartient, en négociant directement avec le voisin ou en faisant appel à la police. “Cela crée évidemment des tensions.”
Les stigmates de la collaboration
Plus l’occupation a été longue, plus la situation se révèle difficile car, dans leur volonté de gestion du territoire capturé, les Russes ont impliqué les locaux qui leur étaient favorables. “La façon dont les autorités ukrainiennes vont réagir face à ces faits, qui sont qualifiés de collaboration, est un sujet à suivre.” Les plus engagés, “ceux qui s’étaient montrés les plus actifs dans la coopération avec les forces d’occupation, notamment ceux qui occupaient des postes de responsabilité, sont souvent partis” lorsque le territoire a été repris par les Ukrainiens, indique Ioulia Shukan.
Plus la localité est petite, plus les gens savent qui s’est comporté de quelle façon, c’est aussi un stigmate qui pèse.
Mais les autres restent. “Plus la localité est petite, plus les gens savent qui s’est comporté de quelle façon, c’est aussi un stigmate qui pèse dans ce contexte. Un travail de vérification et de filtration des populations est alors effectué” par la police et/ou les services de sécurité (SBU). “C’est une sorte d’étude des comportements des uns et des autres. À Lyman, dans la région de Donetsk, les policiers regardent aussi les réseaux sociaux et les photos dans les appareils téléphoniques par exemple.”
Si une loi sur la collaboration a été adoptée en mars 2022, elle se révèle “assez floue dans la définition des catégories et des actes que l’on considère comme collaboration ou non”, relève la sociologue. L’une des questions qui se posent est celle des enseignantes – souvent des femmes – qui ont donné cours à leurs élèves sous occupation. “Comment sanctionner ce type de comportement”, alors qu’il est difficile de savoir pourquoi elles se sont engagées – est-ce sous la pression ou parce qu’elles adhéraient à la rhétorique russe ? – et ce qui s’est passé dans le huis clos de la classe ? “Le SBU et les administrations locales essayent de démêler ces questions, sans avoir un outillage nécessaire pour faire le point sur ces situations.”
La pression sociale sur ceux et celles qui ont collaboré est en tout cas une réalité. La suspicion et les tensions sont palpables. Et retisser le lien social rompu prendra de longues années.