Guerre en Ukraine: "Cette option compliquerait sérieusement la vie des Russes et pourrait peut-être même permettre à Kiev de gagner la guerre"
Pour le général Michel Yakovleff, la livraison de blindés occidentaux à Kiev, qui en réclame jusqu’à 300 exemplaires, pose de nombreux défis logistiques, notamment dans la gestion des différents modèles et l’approvisionnement en pièces détachées.
Publié le 26-01-2023 à 10h43 - Mis à jour le 26-01-2023 à 10h45
Le général de corps d’armée Michel Yakovleff, officier de char de formation et ancien haut gradé à l’Otan, réagit au feu vert donné par Berlin aux Etats qui souhaitent envoyer des chars de fabrication allemande Leopard à l’Ukraine, comme la Pologne ou la Finlande, et à l’annonce d’une future livraison de 14 Leopard II A6 tirés des réserves de la Bundeswehr. De son côté, le Royaume-Uni a promis 14 Challenger II, et les Etats-Unis ont évoqué mercredi soir l’envoi à Kiev de 31 chars d’assaut M1 Abrams.
Pourquoi l’Ukraine réclame-t-elle des Leopard ?
C’est le char de référence en Europe. Il est de loin le plus vendu et quatorze pays en possèdent. Depuis le début de la guerre en Ukraine, on sait qu’il est supérieur, voire très supérieur aux chars possédés par les Russes, à la fois en termes de protection, de mobilité, de capacité de tir et de communication. Il a une très bonne qualité de tir à 4 000 mètres depuis une position stable, et la conserve jusqu’à 2000, voire 2 500 mètres lorsqu’il est en mouvement. Les T-80 russes peuvent aussi tirer sur un autre char en roulant, mais avec un moins bon pourcentage de réussite. Très mobile, le Leopard a un rapport poids-puissance qui lui permet de s’extraire rapidement d’une situation difficile, un facteur de survie plus important que la vitesse pure. Son moteur diesel de 1 500 chevaux consomme moitié moins de carburant que l’Abrams américain. Ce dernier est doté d’une turbine d’hélicoptère qui fonctionne au kérosène et qu’il n’est pas possible de mettre au ralenti, ce qui nécessite de faire le plein toutes les neuf heures au lieu de dix-huit heures pour le Leopard dans les mêmes conditions de combat. Pour les Etats-Unis, qui ont une chaîne logistique très lourde avec beaucoup d’hélicoptères, ce n’est pas un souci. Mais pour les Ukrainiens, cela nécessite d’acheminer des convois de camions-citernes de kérosène jusqu’au dernier kilomètre. Envoyer douze Abrams serait donc aussi symbolique que punitif. Il en faudrait au moins 50 pour que le rapport coût-efficacité soit intéressant.
Le nombre de chars promis par Berlin ou Londres est-il suffisant ?
Quel que soit le modèle, la vraie unité cohérente, c’est le bataillon, soit 40 ou 50 chars identiques. C’est un moyen de combat qui dépend beaucoup de sa relation avec son environnement. Les modèles occidentaux ont un système d’information tactique perfectionné, avec par exemple une carte qui affiche en temps réel la position des autres véhicules et la capacité de commander un tir d’artillerie via un système crypté. Mais le système de communication et de commandement est différent pour chaque pays. Ce n’est pas forcément la même fréquence radio, les mêmes clés de cryptage, le même ordinateur de bord, ce qui implique de le rendre compatible avec les systèmes d’artillerie ukrainiens et de former des équipages aux spécificités danoises ou espagnoles. Les Ukrainiens sont très débrouillards, mais créer des passerelles logicielles entre trois modèles de Léopard de huit pays différents prend du temps. Les chars russes T-72 n’ont pas ce problème. Très rustiques, avec un gros moteur diesel, ils sont moins performants mais ils n’ont pas de capteurs ni de voyants rouges qui les obligent à s’arrêter pour maintenance. S’il le faut, ils peuvent rouler jusqu’à ce qu’ils explosent un cylindre sans se trouver bloqués par une panne logicielle.
Y a-t-il aussi un effet de seuil sur la logistique ?
Il est crucial. Pour douze chars, il faut acheminer une cinquantaine de conteneurs de pièces détachées, avec au moins deux moteurs de rechange. Soit un stock tampon presque équivalent à celui de cinquante chars. Les mécaniciens auront un manuel épais comme une ramette de papier, rédigé en allemand ou en polonais, et devront maîtriser le logiciel de gestion des pièces pour trouver le joint torique précis dont ils auront besoin. C’est un peu comme si vous offriez un lave-linge à un ami, mais en pièces détachées avec un mode d’emploi en chinois : ce n’est pas sûr que ça l’aide à laver rapidement son linge. De plus, trouver 50 Challenger britanniques en état de marche sera difficile, alors que le Leopard a été construit en 2000 exemplaires, dont environ 1 400 encore en service, et que sa chaîne de fabrication est toujours active. C’est pour cela que l’Ukraine réclame 200 à 300 Leopard, et non pas des échantillons de modèles différents qui vont se battre dans un environnement informationnel qui n’est pas le leur. L’idéal est d’avoir assez d’unités pour mener un combat tactique basé sur des manœuvres, ce qui économise le sang versé et les munitions, plutôt que de se contenter de pilonner l’adversaire.
L’envoi de Leclerc français est-il envisageable ?
Le Leclerc est plus agile que le Léopard, et aux portées extrêmes, il fait mouche à tous les coups. Comme tous les tanks modernes, il est capable d’affronter le froid, en ajoutant de l’additif et en faisant tourner les moteurs régulièrement pour éviter la gélification de l’huile. Mais il consomme un peu plus de gasoil, et comme il est doté d’un réarmement automatique, il a un équipage de trois tankistes, au lieu de quatre pour le Leopard, ce qui est plus difficile à gérer pour les tours de garde et de sommeil. Même si les Ukrainiens ont démontré qu’ils savent très vite et très bien s’adapter et se former, il faudrait livrer cinquante Leclerc pour que le bénéfice soit notable pour Kiev, soit environ un quart du stock de l’armée française. La chaîne de production du Leclerc étant fermée, cela signifie qu’un régiment français sera à pied durant vingt ans, le temps que soit produit le futur char franco-allemand. La capacité de la France à se défendre et à répondre aux sollicitations de ses alliés en serait fortement réduite. Mais aider l’Ukraine n’est pas de la générosité débridée, c’est aussi agir dans notre intérêt. Il faut voir ce qui est le plus urgent. Dans le cadre de l’Otan, on est engagé à fournir une force de réaction rapide en cas d’alerte. Mais c’est virtuel, on ne s’en est jamais servi. Or, les Ukrainiens ne sont pas dans le virtuel. S’ils obtenaient une capacité de manœuvre et de contre-offensive réelle avec 200 chars occidentaux, cela compliquerait sérieusement la vie des Russes, et pourrait peut-être même permettre à Kiev de gagner la guerre. Mais pour l’instant, nous n’en sommes qu’aux annonces.