"Mes parents ont confiance en la télévision, mais pas en un être cher": en Russie, la télévision sert avant tout à expliquer l'inexplicable
La télévision russe attire moins, mais reste, encore, un outil redoutable pour le Kremlin pour faire en sorte que la vérité n’existe plus. Un éclairage de notre correspondant à Moscou.
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- Publié le 14-02-2023 à 06h45
- Mis à jour le 14-02-2023 à 08h48
L’attribution du prix Nobel de la paix au rédacteur en chef de Novaïa Gazeta en 2021 n’aura fait que retarder le coup fatal, qui a finalement définitivement poussé le journal hors du champ médiatique russe. Mardi 7 février, la justice russe l’a privé de son statut de média. Novaïa Gazeta, dont le site Internet était déjà bloqué en Russie et qui figurait sur la liste des “agents de l’étranger”, ne peut par conséquent plus exister en Russie.
Ce journal désormais en exil en Europe était le dernier représentant d’une presse capable de critiquer le pouvoir russe et ses agissements. Le reste – télévision, radio, journaux (peu diffusés en Russie) – n’est que des nuances de positions en faveur du Kremlin. C’est ce qui explique, certainement, qu’il n’a eu aucun mal à appliquer une censure quasi militaire sur la presse dès le début de sa guerre en Ukraine, il y a un an. Les radios ne diffusent pas de reportages, mais des opinions. Les ondes d’Écho de Moscou, critique du pouvoir, hébergent désormais la radio de propagande Spoutnik. Écho de Moscou continue son travail depuis l’Allemagne, loin de son audience russe.
Les journaux n’offrent pas plus de diversité des points de vue. Les Russes peuvent toujours lire le quotidien de référence, Kommersant, vidé de ses journalistes rebelles lors d’un scandale politique en 2020. Plus localement, le journal en ligne de Saint-Pétersbourg, Fontanka, brille, parfois, par ses articles au ton rarement toléré en Russie. Mais impossible d’émettre la moindre critique contre le pouvoir fédéral.
”La boîte à zombies”
Le cœur de la guerre de propagande que la Russie mène contre sa population et l’Occident se trouve à la télévision. Si elle est moins regardée d’année en année (94 % de la population en 2012, 72 % en 2022), et particulièrement délaissée par les jeunes, elle est toujours fortement sollicitée par la tranche la plus fidèle au Président russe : les personnes âgées.
Parmi les programmes les plus visionnés (en moyenne 23 % de parts de marché), l’émission du célèbre propagandiste Soirée avec Vladimir Soloviev, connu pour ses outrances et autres appels à la guerre. En seconde position, c’est l’interminable émission de débat 60 Minutes avec Olga Skabeeva et Evgeny Popov qui apparaît. Ce programme diffuse quotidiennement des appels à l’invasion de l’Ukraine, à la violence, au bombardement de l’Europe et s’emploie à monter les Russes contre les Ukrainiens. On y crie, on y lance toutes les horreurs imaginables, on y est parfois autorisé à quelques critiques à l’encontre des responsables de l’armée, mais la ligne est claire depuis 2022 : l’opération militaire en Ukraine est justifiée. Le travail de sape destiné à présenter les Ukrainiens comme des nazis dure depuis 2014 et la révolution de Maïdan.
Avec l’arrivée de la guerre, les trois principales chaînes d’information, Piervyi Kanal, Rossiya 24 et “NTV” ont fait disparaître une partie des programmes de divertissement pour imposer leurs émissions d’information et de débats.
En 2022, 60,3 % des plus de 65 ans ont regardé quotidiennement la première chaîne russe, surnommée “la boîte à zombies” par les plus jeunes. Anecdote qui décrit bien le rôle de la télévision russe : à Donetsk en 2014 comme à Marioupol en 2022, le premier réflexe des soldats qui venaient d’occuper ces villes a été d’installer un écran géant branché sur la chaîne d’information en continu Rossiya 24 dans la rue. Devant le théâtre en ruine de Marioupol, l’écran était doublé de prises électriques, contraignant les survivants aux bombardements à écouter la télévision russe le temps de recharger leur téléphone.
La télé supplante la parole des proches
Dans un recueil de témoignages de Russes coupés de leur famille par la propagande, le journal en exil Meduza cite Maria Chumak, une jeune Ukrainienne dont les parents sont partis vivre en Russie. Elle qui leur envoie régulièrement les images de bombardements à Kharkiv fait face à un mur. “Ils ont confiance en la télévision, mais pas en un être cher. La situation, c’est 'ma parole contre la parole de la télévision' et la télévision est en train de gagner”, explique-t-elle, regrettant que ses proches se refusent à écouter toute critique de la Russie. “Ils ne veulent rien entendre, ils ont peur de perdre la crédibilité de l’image que la télévision russe a créée.”
Car la télévision russe sert avant tout à expliquer l’inexplicable. Les “petits frères ukrainiens” sont désormais des ennemis, le Donbass censé être russe doit encore “être libéré”, l’Otan menaçait en 2022 “d’envahir la Russie”, la Seconde Guerre mondiale doit soudainement être rejouée… Autant d’éléments de propagande sur lesquels les Russes se reposent pour ne pas avoir à accepter l’inacceptable, leur incapacité à empêcher la guerre de leur Président. La télévision joue également un rôle de neutralisation des faits qui entrent dans les foyers via les réseaux sociaux. Ainsi, tous les crimes de guerre russes ont été diffusés sur les chaînes fédérales, mais présentés à l’opposé de ce qu’ils sont, pour faire en sorte que la vérité n’existe plus.