Vera Jourova, vice-présidente de la Commission : “Nous nous trouvons dans une guerre de l’information. Et nous devons être capables de nous défendre”
Cela fera bientôt un an que la Russie a lancé une guerre d'agression contre l'Ukraine. A cette occasion, la vice-présidente de la Commission européenne analyse, dans un entretien pour La Libre Belgique, la bataille contre la désinformation russe.
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- Publié le 14-02-2023 à 06h44
- Mis à jour le 14-02-2023 à 08h47
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Le 24 février prochain, cela fera un an que la Russie a lancé une agression contre l’Ukraine et ainsi contre les valeurs démocratiques et européennes auxquelles ce pays aspire. Cependant, sur le terrain de la désinformation, la “guerre” menée par la Russie a commencé il y a bien plus longtemps, y compris au sein de l’Union européenne et avant même que celle-ci ne prenne conscience de la menace. Or, c’est aussi de l'issue de cette bataille que dépend le sort de l’Ukraine. “Le président russe Vladimir Poutine sait que s’il parvient à convaincre les Européens que ce n’est pas une bonne chose de soutenir l’Ukraine, qu’il ne faut plus accepter de vivre avec l’inconfort et l’incertitude que cela amène, les dirigeants démocratiquement élus, les gouvernements, les Parlements devront en tenir compte”, prévient Vera Jourova, vice-présidente de la Commission européenne, chargée de veiller aux Valeurs et à la Transparence. “Le plan de Poutine est clair : il veut abuser de nos forces, à savoir de la démocratie et de la liberté d’expression.”
Comment la désinformation russe a-t-elle évolué ?
Dans le contexte de l’annexion de la Crimée, en 2014, la propagande russe s’est intensifiée. L’enjeu était déjà de présenter l’Ukraine comme une non-nation et les Ukrainiens comme un peuple dépourvu de morale, adepte du nazisme et qui ne mérite donc pas d’avoir son propre État. On avait l’impression qu’ils préparaient le terrain pour quelque chose. Maintenant, on sait pour quoi. Mais cela n’a pas porté ses fruits. Deux mois après l’invasion de l’Ukraine, nous avons observé une baisse radicale de l’effet de la désinformation russe sur nos sociétés. Les gens étaient choqués et ils ont commencé à réfléchir plus sérieusement à ce qu’ils lisaient à propos de l’Ukraine et de la Russie.
Comment l’UE peut-elle répondre à ce phénomène ?
Nous devons garder la tête froide et nous concentrer sur trois choses. Un : améliorer la communication stratégique, en anticipant la prochaine stratégie de désinformation, en tenant compte du fait que la désinformation suivra chacune de nos décisions. Ces campagnes de désinformation sont une activité d’État bien coordonnée et bien financée. Ce n’est pas une coïncidence.
Deux : insister sur le respect du Code de bonnes pratiques contre la désinformation (via lequel l’UE tente d’inspirer une conduite à Google, Meta, Microsoft, TikTok, Twitter, NdlR). Tous les acteurs clés s’y trouvent : les grandes plateformes, les médias, les ONG qui font de la vérification des faits, les chercheurs… L’enjeu est qu’aucun d’entre eux n’ait le pouvoir de dire “ceci est la vérité”. Il faut préserver ce système. Car j’ai peur d’un avenir où nous perdrions notre sang-froid et donnerions ce pouvoir à l’État où à un réseau social.
Trois : il faut faire en sorte que le terrain fertile à la désinformation ne le soit plus. Il faut augmenter la faim de la vérité de nos citoyens. Et le dégoût de la manipulation. On n’y arrivera pas du jour au lendemain, mais via l’éducation et la sensibilisation, en montrant comment fonctionne la désinformation.
Donc sur une échelle de 1 à 10, quelle note donneriez-vous à l’UE dans sa lutte contre la désinformation ?
Cinq. Parce que nous n’avons pas encore de données assez précises pour savoir si telle ou telle mesure diminue réellement l’impact de la désinformation sur la société. Nous avons des données quantitatives, sur le nombre de faux comptes qui ont été supprimés, par exemple. C’est intéressant, mais cela ne nous dit pas si Mme Novakova, de République tchèque, est toujours vulnérable à la manipulation.
Vladimir Poutine utilise la désinformation comme une partie intégrante de sa machine de guerre. Cela fait partie de sa stratégie militaire.
Comment mesurez-vous l’impact de la décision, très controversée, de l’Union d’interdire les médias russes Russia Today et Sputink ?
Ce que nous avons fait, c’est sanctionner les outils de propagande du Kremlin ou ceux détenus par des personnes sanctionnées par l’UE en lien avec la guerre en Ukraine. Après tout, nos codes pénaux punissent bien la propagation de la guerre et de la violence. ll y a deux opinions. L’une selon laquelle c’était nécessaire et j’appartiens à ce camp, parce que quand les médias cessent de se comporter comme tels et deviennent des machines de guerre, nous ne devons pas être naïfs.
L’autre opinion, partagée par certains pays occidentaux, était de dire que cela équivaut à s’abaisser au niveau de Vladimir Poutine. Cette pensée est selon moi extrêmement naïve. Nous nous trouvons dans une guerre de l’information. Et nous devons être capables de nous défendre. Cela ne signifie pas que nous avons cessé de faire confiance aux citoyens de l’UE pour qu’ils prennent leurs propres décisions et choisissent ce qu’ils lisent. Mais nous devons arrêter la machine à propagande russe.
C’est une question de sécurité, parce que Poutine utilise la désinformation, comme une partie intégrante de sa machine de guerre. Cela fait partie de sa stratégie militaire.
Comment expliquez-vous cette différence de points de vue, entre les pays d’Europe occidentale et ceux d’Europe centrale et orientale ?
Je me souviens de cette époque, où en Tchécoslovaquie (alors sous domination de l’URSS, NdlR), nous étions totalement endoctrinés par la propagande. C’était un véritable lavage de cerveau par tous les moyens imaginables, via les “médias”, l’éducation scolaire, même l’art. Dites-vous que pour obtenir le financement public d’un film, celui-ci devait mettre en scène 80 % de travailleurs de la mine, 10 % de figures du système agricole communiste, et puis quelques intellectuels qui étaient forcément les méchants ou qui découvraient à la fin qu’ils avaient tort. Une fois que vous avez vécu cela, vous comprenez qu’il faut arrêter cette attaque contre l’esprit des gens, tout en restant aussi ouverts que possible, tout en préservant la liberté d’expression.
Il y a aussi, comme vous l’avez dit, la communication stratégique. Or vous êtes connue pour être assez critique de la manière dont l’UE communique…
Pour beaucoup de gens, l’UE est quelque chose d’abstrait par rapport à leurs problèmes de la vie quotidienne. Nous traversons une véritable crise. Nous devons faire mieux, en matière de communication, pour démentir ceux qui nous accusent de nuire à l’intérêt des citoyens et pour expliquer ce que nous faisons. Un exemple : aujourd’hui, certains considèrent qu’il faut axer la communication sur le soutien à l’Ukraine. Je dirais qu’il faut donner aux gens la certitude qu’ils auront du chauffage et de la nourriture à des prix raisonnables. C’est ce qu’ils ont besoin de lire. La communication, ce n’est pas la promotion de nos décisions fantastiques, c’est se faire comprendre.
Mais que faire lorsque ce sont des pays membres de l’UE qui soutiennent qu’elle dessert les citoyens européens ? Prenez la Hongrie, dont le Premier ministre Viktor Orban accuse l’Union de tous les maux, y compris des conséquences de la guerre en Ukraine.
Il y a des choses qui sont scandaleuses. La campagne lancée en Hongrie, qui dépeint les sanctions adoptées par l’UE contre la Russie comme des bombes tombant sur la tête d’innocents hongrois, était injuste. Et totalement fausse. C’était, à mon avis, de la désinformation parce que ce ne sont pas les sanctions occidentales, mais bien la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine qui a causé l’augmentation des prix.
Vous avez évoqué le souhait de lancer un projet intitulé “Radio Free Russia”. En quoi consistera-t-il ?
La Commission ne veut pas créer une radio. Mais il y a beaucoup de journalistes russes en exil dans les États membres. Ce sont des gens qui aiment leur pays, qui veulent faire quelque chose de concret, faire leur travail de journalistes, en écrivant des articles, en exprimant des opinions qui pourraient être entendues et lues par leurs compatriotes russes. C’est dans notre intérêt de les aider. Nous devons donc leur mettre à disposition les moyens technologiques nécessaires, des satellites, des VPN (Réseau Privé Virtuel, qui permet de chiffrer les données qui y transitent et de rendre invisible la localisation de l’ordinateur, NdlR). Ainsi que leur offrir une source de financement. Telle est ma tâche : trouver cet argent pour les soutenir. Mais nous n’allons évidemment pas influencer le contenu éditorial.
Avons-nous la moindre idée de ce que pensent les citoyens russes ?
Je suis convaincue que les 140 millions de Russes ne sont pas tous satisfaits des informations venant du Kremlin. Il doit y avoir une partie de la société qui se dit qu’il y a un problème avec cette “opération spéciale” (comme Vladimir Poutine appelle la guerre en Ukraine, NdlR), surtout vu les nouvelles venant d’Ukraine et les cercueils des soldats russes qui y sont morts.
Quid de la désinformation russe dans des pays tiers, comme ceux d’Afrique ? L’UE a l’air démunie face à ce défi…
L’offensive russe en Ukraine a montré que tout le monde n’aime pas l’Occident. Cela crée un terreau fertile pour la désinformation russe en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient. Les propagandistes russes ont donc intensifié leur travail sur ce terrain dès le printemps de l’année dernière. L’un des messages extrêmement dangereux était de dire “vous allez manquer de nourriture à cause des sanctions occidentales, parce que l’Occident bloque la nourriture” venant de Russie. Nous avons discuté du fait que nos délégations doivent intensifier la démystification de ce récit très dangereux sur le terrain. Josep Borrell (le chef de la diplomatie européenne, NdlR) évoquait aussi l’idée que des dirigeants africains puissent se rendre à Kiev pour voir ce qui se passe là-bas de leurs propres yeux.
Vous êtes vice-présidente chargée de Valeurs de l’UE. Comment pouvons-nous mieux les promouvoir, y compris dans des pays tiers ?
La guerre de la Russie a clarifié la différence entre nos civilisations et un système barbare. La différence est que nous, nous valorisons les vies humaines. On en revient là à la base même de nos valeurs. C’est ça mon message (aux pays tiers) : regardez ce que les Russes font. En Russie, un proverbe dit que les mères russes seront toujours prêtes à donner naissance à des fils qui iront mourir dans une guerre. C’est une pensée d’un autre monde, ça l’est aussi pour les dirigeants africains ou d’Amérique latine.
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl a été justement ça : l’absence de valeur accordée aux vies humaines (par l’URSS, NdlR). La Tchécoslovaquie était aussi touchée par ce nuage radioactif. J’étais jeune. Mon fils avait un an et demi. Là, j’ai compris qu’il y a quelque chose de vraiment pourri dans cet État.