"Vladimir Poutine ne peut pas quitter le pouvoir et espérer une retraite paisible après ce qu’il a commis"
Pour Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la Russie à l’Institut français des relations internationales, il est aussi certain que la réflexion sur l’avenir de la Russie est engagée chez les élites.
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Publié le 18-02-2023 à 16h03
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Si Vladimir Poutine avait imaginé passer le témoin sans heurts, au sommet de sa gloire, la tournure de la guerre qu’il a déclenchée contre l’Ukraine aura changé ses plans. Se représentera-t-il à l’élection en 2024 ? Y aura-t-il seulement un scrutin présidentiel ? Un successeur se profile-t-il ? Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/Nouveaux États indépendants de l’Institut français des relations internationales, donne les clefs pour comprendre les enjeux.
La guerre laisse-t-elle le choix à Vladimir Poutine de se représenter ou non à l’élection présidentielle de 2024 ?
L’une des rares choses que l’on sait aujourd’hui, c’est que Poutine dispose bien de cette possibilité de rester au pouvoir pour deux autres mandats, jusqu’en 2036. Une possibilité qu’il s’était arrogée par le changement constitutionnel en 2020. Il est aussi certain que la réflexion sur l’avenir de la Russie est engagée chez les élites, qui ont déjà en tête l’épreuve de l’élection présidentielle de 2024. Mais dans la situation extraordinaire qu’est la guerre, il est très difficile d’anticiper l’évolution d’ici à 2024. Si l’on compare les anticipations de février 2022 et les réalités de février 2023, on voit que l’année a déjoué les pronostics des observateurs les plus avertis et a réservé des surprises stratégiques : non seulement l’invasion de l’Ukraine, mais aussi la capacité de résistance des Ukrainiens et la consolidation du camp occidental. Rien n’est linéaire et écrit d’avance : sans la résistance des premières heures des Ukrainiens, l’Occident n’aurait pas fourni les armes pour que Kiev puisse obtenir d’autres victoires sur le terrain et déjouer les ambitions initiales russes.
L’évolution peut donc être inattendue et spectaculaire. Les facteurs qui semblent solides d’aujourd’hui peuvent s’éroder, telle la popularité de Poutine. Elle peut fléchir si la Russie subit d’autres défaites importantes en Ukraine et que la guerre dure encore. Ou si la résilience économique russe ne résiste pas bien aux coups des embargos sur le pétrole et les produits pétroliers, qui continueront à réduire la rente énergétique et à creuser le déficit budgétaire. Les élites peuvent alors se dire que le maintien de Poutine au pouvoir menace finalement la stabilité de tout le système et leur propre position et, par conséquent, oser l’inciter à la sortie.
On ne sait pas dans quel état la Russie abordera le moment des élections. Poutine ne sera probablement plus le seul et l’unique maître de la décision.
”Si les élections avaient lieu dimanche prochain”, comme on le demande parfois dans les sondages russes, Poutine se serait représenté ou aurait annulé les élections dans le contexte de la guerre. Il aurait été seul à en décider et sa décision n’aurait été contestée ni par les élites ni par la population. Il voudra très probablement agir de la même manière en 2024, si la santé le lui permet : se maintenir au pouvoir par l’annulation des élections ou en se représentant. Mais on ne sait pas dans quel état la Russie abordera le moment des élections. Il ne sera probablement plus le seul et l’unique maître de la décision.

Sachant qu’il cultive le secret et l’effet de surprise, quand vous attendez-vous à ce qu’il annonce sa décision, que ce soit sa propre candidature à la présidentielle ou le nom d’un potentiel successeur ?
S’il est toujours maître du jeu, Poutine annoncera sa décision au dernier moment, le plus tard possible. Cela a toujours été la marque de fabrique de Vladimir Poutine de faire planer le doute et de garder plusieurs options ouvertes autant que possible. Cela empêche aussi son entourage et l’Occident de s’organiser en fonction.
Pour ce qui est du scénario d’un successeur, bien sûr, Poutine est capable d’un coup de poker, mais il me semble qu’il ne s’y décidera plus par lui-même. Même au Kazakhstan, où la succession a été voulue et organisée par Nazarbaïev lui-même, elle ne se passe pas comme l’ancien Président avait prévu. L’expérience de partage de pouvoir en tandem avec Dmitri Medvedev (entre 2008 et 2012, NdlR) n’a pas été concluante pour Poutine : les élites se divisaient et la politique étrangère n’était pas celle qu’il voulait, car Medvedev ne s’est pas opposé à l’opération occidentale en Libye. La succession acceptée de son plein gré est moins probable aujourd’hui dans les conditions de guerre. Poutine ne peut pas quitter le pouvoir et espérer une retraite paisible après ce qu’il a commis et compte tenu de l’état dans lequel il laisse le pays. Ce scénario de successeur pourrait en revanche lui être imposé par les élites comme une solution vers une potentielle sortie de guerre. Dans tous les cas, le successeur qui héritera des sanctions et des problèmes politiques, économiques et sociaux accumulés aura besoin d’un bouc émissaire et fera endosser à Poutine a posteriori toutes les fautes.
Le successeur qui héritera des sanctions et des problèmes politiques, économiques et sociaux accumulés aura besoin d’un bouc émissaire et fera endosser à Poutine a posteriori toutes les fautes.
Quel pourrait être le profil d’un successeur ?
Successeur s’il y en a un autre que Poutine… Nous sommes dans la pure spéculation. Tous les scénarios sont ouverts en fonction de l’état du pays. J’en vois deux principaux. D’une part, cela pourrait être un homme des services, un “silovik” bien introduit et accepté par ces milieux, un autre homme à poigne, mais plus jeune pour tenir le pays sous le contrôle. D’autre part, une solution toute différente, mais qui fait sens, pourrait être au contraire un civil qui ne s’est pas compromis par un soutien à la guerre trop affirmé. Il aura alors comme mission de réparer les dégâts tant économiques et sociaux que sur le plan international. Le plus probable, en tout cas, est que ce soit quelqu’un qui est déjà quelque part dans les échelons du pouvoir, probablement pas en première ligne parmi les plus visibles, comme c’était le cas de Poutine lui-même. Et son profil nous donnera des indications sur la suite de la politique russe à venir : continuation de la posture militariste et de la confrontation dure ou promesse d’assouplissement.
Quel est l’état des différents courants au sein du pouvoir actuellement ? Reste-t-il des figures libérales ? Les plus radicaux sont-ils aussi forts qu’ils en donnent l’impression à force de s’exprimer sur les réseaux sociaux ?
Il est frappant qu’aucune figure connue n’a démissionné ni dénoncé publiquement cette guerre. Les élites politiques russes sont vieillissantes et enfermées dans les schémas mentaux façonnés à la fois par la guerre froide, l’appartenance aux services de sécurité et désormais la guerre en cours. Elles ne changeront pas d’état d’esprit.
Le camp libéral n’existe plus vraiment. Certains sont partis discrètement à l’étranger, comme Anatoli Tchoubaïs. Mais la plupart sont restés pour continuer à servir la guerre. Les figures libérales, comme la présidente de la Banque centrale Elvira Nabioullina ou le président de la Sberbank (German Gref, NdlR), sont silencieux. Il semblerait qu’ils aient tenté de prévenir le président russe des conséquences économiques catastrophiques d’une guerre et des sanctions. La démission de Nabioullina, présentée au début de la guerre, n’aurait pas été acceptée par Poutine. Ils sont restés dans le système et continuent à le servir fidèlement en gérant, il faut dire avec brio, les conséquences des sanctions, sans plus se poser les questions sur le sens de cette guerre.

Il est intéressant de noter que certaines personnalités, comme le Premier ministre Michoustine ou le maire de Moscou Sobianine, tentent bien de rester à l’écart de la guerre et évitent toute approbation de la guerre dans les discours. Quelques oligarques se sont exprimés contre la guerre, sans pourtant mettre en cause directement Vladimir Poutine. Mais ils n’ont pas le pouvoir comme à l’époque Eltsine, ils ne prennent pas les décisions politiques.
Certaines personnalités, comme le Premier ministre Michoustine ou le maire de Moscou Sobianine, évitent toute approbation de la guerre dans les discours.
Enfin, les forces radicales qui s’expriment sur les réseaux sociaux sont très vocales et Poutine désormais est obligé d’en tenir compte, mais ce ne sont pas les décideurs et le Kremlin a aussi les moyens de les mettre au pas ou de les coopter.
Selon le Centre Levada, le taux d’approbation de Vladimir Poutine dépasse les 80 %. Peut-on se fier à ces chiffres ?
La question est si souvent posée que le Centre Levada, constamment interpellé sur le sujet, a publié sur son site un article sobre, en expliquant la valeur de ses sondages en temps de guerre. Son directeur explique, notamment, la corrélation de ce taux de soutien élevé avec d’autres sondages auxquels les personnes interrogées n’ont pas peur de répondre : optimisme général, confiance en l’avenir, patriotisme. Les études plus qualitatives dans de petits groupes montrent le même soutien, parfois avec des nuances et des limites. Les raisons peuvent être différentes : par exemple, selon l’un des arguments, on ne critique pas le Président en temps de guerre, on verra pour les critiques après le fin de l’”opération militaire spéciale”. La propagande acharnée de plusieurs années a donné ses résultats mais, au-delà, il y a eu tout le travail du système éducatif, de la production culturelle qui allait dans le même sens.
Enfin, l’Occident ne montre pas que des exemples que les Russes ont vraiment envie de suivre : ses problèmes, sa fragilité démocratique, l’évolution des mœurs, qui a été volontairement gonflée depuis plusieurs années par la propagande, repoussent les Russes. Cette disparition du modèle politique et social auquel les Russes pouvaient aspirer distingue la situation actuelle de celle des années nonante quand les ex-Soviétiques avaient un exemple à suivre. Aujourd’hui, c’est le modèle Poutine qui est présenté comme supérieur, pour se défendre contre l’influence occidentale perçue comme destructive.