L’armée russe est-elle en capacité de mettre l’Ukraine à genoux ?
Vladimir Poutine l’a affirmé lors de son discours à la Nation mardi : “Il est impossible de battre la Russie.” Son armée “a été édentée” en un an de conflit, constate le chercheur Nicolas Gosset, “mais elle n’est pas cassée”.
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Publié le 21-02-2023 à 14h18 - Mis à jour le 21-02-2023 à 14h31
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Vladimir Poutine, dans son discours à la Nation ce mardi à Moscou, s’est montré fidèle à lui-même, enchaînant les justifications fallacieuses, enfermé dans sa logique. Il a, une nouvelle fois, accusé l’Occident, dont “l’objectif est de s’approprier du pouvoir absolu”, d’avoir “lancé cette guerre”. Si le président a dû “recourir à la force”, c’est “pour l’arrêter”, “pour assurer la sécurité” de la Russie, “défendre (ses) terres historiques”, “éliminer les menaces venues d’un régime néonazi existant en Ukraine depuis le coup d’État de 2014”. Son “opération militaire spéciale”, il la poursuivra “méthodiquement”.
Car il n’a pas encore réussi à atteindre ses objectifs politiques et militaires – mouvants avec le temps, il faut dire. Il avait pensé mettre l’Ukraine à genoux en trois jours, mais n’avait visiblement pas anticipé la résistance des forces ukrainiennes ni eu connaissance des lacunes de son armée, qui bénéficiait pourtant d’un budget de plus 45 milliards d’euros en 2021.
“Désorganisation, corruption, impréparation”
“Ce n’est pas le professionnalisme de l’armée ukrainienne qui est responsable de la déroute, mais le désordre qui règne dans la nôtre”, s’est désespéré, aux premiers jours du conflit, Pavel Filatiev, l’un des soldats russes envoyés à la guerre à l’aube du 24 février 2022, sans en comprendre la raison. “Désorganisation, corruption, impréparation, et voilà le résultat !”, écrira-t-il dans son livre, ZOV, L’homme qui a dit non à la guerre. On se souvient des camions qui tombaient en panne, ou s’embourbaient, des colonnes de tanks qui stagnaient à découvert, des troupes qui n’avaient pas assez à manger ou qui se tiraient dessus.
Un an plus tard, la Russie a perdu des milliers de militaires – généraux y compris – et plus de 9 000 tanks, véhicules, avions de chasse et autres frégates, selon le site Oryx, mais elle n’a pas pris Kiev ni fait tomber l’Ukraine. Elle a rasé la ville portuaire de Marioupol, elle a envahi et occupé des territoires de l’est et du sud du pays, puis en a perdu une partie – dans la région de Kiev, de Kharkiv et de Kherson notamment – à la faveur d’une contre-offensive ukrainienne lancée à l’été.
Depuis quelques semaines, les troupes russes, si elles subissent de lourdes pertes humaines, y compris parmi les troupes d’élite, reprennent lentement l’ascendant, arrachant mètre après mètre les terres du Donbass. Elles frappent sans relâche les soldats ukrainiens, lancent d’incessants assauts sur le front de l’Est, resserrent l’étau autour de Bakhmout, dont la prise est devenue un objectif majeur pour Vladimir Poutine. “Nous voyons comment ils (le président Poutine et la Russie, NdlR) envoient plus de troupes, plus d’armes, plus de capacités”, a déclaré le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, le 13 février dernier.
D’énormes pertes, mais…
Où en sont les forces armées russes aujourd’hui ? Renvoient-elles toujours cette image de désorganisation et d’impréparation ? Se sont-elles refaites ?
“L’armée russe a vraiment souffert dans les six premières semaines de la guerre. Elle a perdu énormément” de matériel et d’hommes, indique Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense et spécialiste de l’armée russe. “La quincaillerie high-tech a été épuisée” et “la force opérationnelle terrestre existant avant guerre a été cassée”. Des 135 000 hommes déployés alors – en plus des armées séparatistes de Louhansk et de Donetsk qui avaient mobilisé le tout-venant –, près de 70 % ont été décimés, évalue l’expert.

Des corps de volontaires se sont aussi engagés, des bataillons tchétchènes ont été envoyés sur le front par le président Ramzan Kadyrov, des réservistes ont été progressivement mobilisés. “Ce qui a ramené du monde.” Mais pas suffisamment pour faire rapidement la différence.
Des hommes plus nombreux
Vladimir Poutine a alors décrété, au mois de septembre dernier, la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Le processus s’est révélé “extrêmement chaotique”, rappelle Nicolas Gosset. “Les premiers 70 – 80 000 hommes ont vraiment été envoyés comme des pieds nickelés, sans formation ni équipement”, et l’ont payé de leur vie. Mais les Russes “tirent des leçons leurs erreurs”. “Les gars sont maintenant entraînés”, même s’ils restent “mal équipés pour l’hiver”.
“Les Russes tirent des leçons leurs erreurs.”
Ils sont donc aujourd’hui plus nombreux à se battre en Ukraine ou prêts à y être déployés qu’en début de conflit. Selon le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, la Russie pourrait bien avoir jusqu’à 500 000 soldats en réserve dans l’Ukraine occupée et le long de ses frontières. “Probablement 350 à 400 000”, estime pour sa part Nicolas Gosset.
Et les autorités “vont continuer à faire entrer des gens, sans annoncer officiellement une deuxième mobilisation. Des témoignages de mères et d’épouses circulent par exemple sur les réseaux sociaux, disant que leur fils, leur mari, conscrit, a été forcé de signer un contrat mais, pour le moment, on ne peut pas dire qu’on envoie massivement les appelés au front.” Du côté des “Républiques populaires de Louhansk et de Donetsk, qui avaient mobilisé des hommes dès le 21 février 2022, il n’y a plus rien à mobiliser” en revanche, poursuit l’expert.

Aux hommes de l’armée régulière, s’ajoutent évidemment les milices paramilitaires du groupe Wagner, qui avancent actuellement dans le secteur de Bakhmout et ont permis à Moscou de prendre Soledar au début du mois de janvier – première victoire russe depuis des mois. De “7 500 hommes bien équipés avec une grande expérience de combat” au début de la guerre, ils sont montés à 40 000 hommes, selon l’Institut pour l’étude de la guerre. Leur boss, Evguéni Prigojine, avait largement recruté dans les prisons en échange d’une amnistie, mais il semble que cette source se soit aujourd’hui tarie. “Le groupe a arrêté de croître numériquement et, maintenant, le taux de pertes est tel que le solde est négatif”, estime Nicolas Gosset.
Dans l’ensemble, résume-t-il, “le dispositif russe est supérieur en hommes, non pas qualitativement, mais quantitativement à ce qu’il était au début de la guerre”.
C’est la “monstrueuse bureaucratie militaire”, pour reprendre l’expression Evguéni Prigojine, qui explique selon lui la lenteur des avancées russes. La coordination entre les armes fait également défaut. Vladimir Poutine a nommé, le 11 janvier, le général Valeri Guerassimov, chef d’État-major, au poste de commandant du “groupement combiné de troupes” déployées en Ukraine avec l’objectif, notamment, d’améliorer cette interaction.
Du matériel militaire en stock
Si la Russie dispose donc bien d’hommes, elle a aussi encore du matériel militaire, malgré les lourdes pertes enregistrées – 60 % des chars et 40 % des véhicules d’infanterie. Selon le renseignement estonien, elle peut compter sur un stock de plus de 10 millions d’obus d’artillerie, alimenté par des usines civiles réorientées vers la production militaire. “Il lui reste aussi des stocks substantiels de missiles antinavires X-22 et antiaériens S-300”, c’est-à-dire “des vieux missiles qui ne sont pas précis”, mais qui peuvent faire mal, comme on l’a vu lors de la frappe sur un immeuble d’habitation qui a tué 47 personnes à Dnipro le mois dernier.

Elle se fournit aussi en drones iraniens Shahed, qui ciblent les infrastructures énergétiques ukrainiennes depuis quatre mois.
Si sa flotte de la mer Noire a subi des pertes – on se souvient du jour où le Moskva a été coulé –, les autres flottes n’ont pas été engagées (elles n’ont pas accès à la mer Noire). De même, la Russie dispose encore d’une force de frappe aérienne qu’elle a jusqu’ici – mais cela pourrait changer – décidé d’épargner. Moins de 10 % de ses avions et hélicoptères sont hors d’usage.
Il n’y a aucune raison d’être positif sur ce qui nous attend dans les semaines qui viennent.
“Il n’y a aucune raison d’être positif sur ce qui nous attend dans les semaines qui viennent”, en conclut Nicolas Gosset. “L’armée russe a été édentée, mais elle n’est pas cassée.” Et ce, sans même parler des forces de dissuasion que Vladimir Poutine a mises en état d’alerte dès les premiers jours de la guerre. Le président a d’ailleurs annoncé, mardi, la suspension de la participation de la Russie à l’accord New Start sur le désarmement nucléaire.
Et l’a assuré face à l’assemblée venue l’écouter à Moscou : “Il est impossible de battre la Russie.”